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portrait, M. Arsène Houssaye est devenu amoureux d’elle. C’est d’un artiste et d’un poète, et c’est, après tout, d’une bonne philosophie. Rousseau a beaucoup idéalisé sa bienfaitrice tout en la réalisant sans scrupule, et il a eu raison dans les deux cas, parce qu’il a été sincère, parce qu’il a laissé parler sa mémoire et son cœur, ce qui vaut toujours mieux que le calcul qu’on s’impose ou les réticences qu’on subit. Ce qu’il y a de trop réel dans Mme de Warens nous choque démesurément aujourd’hui, et pourtant nous nous piquons d’être le siècle de la critique par excellence. Nous devrions dès lors faire un effort d’esprit pour nous reporter aux idées d’il y a cent ans, pour apprécier le milieu, le pays, l’époque, et surtout l’éducation que recevaient les femmes dans ces belles contrées un peu sauvages à beaucoup d’égards, et où régnaient l’ignorance et une certaine brutalité de mœurs.

Acceptons donc Mme de Warens et n’acceptons pas Thérèse. Retirons notre pardon à celle qui rendit le philosophe ridicule et odieux en apparence; accordons-le tout entier à celle qui lui fit de si belles années et qui ne le trompa jamais. Mme de Warens se confessait si facilement qu’elle a disposé sans doute le génie de Rousseau à écrire l’impérissable livre des Confessions. Elle lui a révélé le culte de la nature; elle l’a fait poète, comme elle l’a fait artiste et savant. Sachant ou comprenant tout, elle ne mettait pas l’orthographe ; elle en est d’autant plus la femme de son siècle. Assez belle encore pour spéculer sur ses charmes comme tant de dames de la cour, elle se donnait pour rien à des gens de rien. Parmi ces gens de rien, il y avait l’humble Claude Anet, un homme de cœur et de mérite, et le petit Rousseau, qui fut un des deux premiers hommes de son temps. Elle n’était donc pas toujours aveugle, et on peut lui pardonner M. de Courtilles,... ou plutôt l’oublier et faire rentrer son image dans le néant.

Voyageurs, allez aux Charmettes, n’écrivez rien sur le livret, cueillez un brin de pervenche, et ne voyez là que les ombres de Jean-Jacques et de la belle Louise, se promenant tête à tête dans un des plus beaux pays du monde, ne songeant plus guère à Claude Anet, ne songeant pas encore à Vintzenried, enfin ne prévoyant ni Thérèse, ni la gloire, ni la misère, ni la persécution, ni les curieux, ni les ingrats, ni les insulteurs.


GEORGE SAND.