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de natures aimables et distinguées, sur lesquelles il essayait les effets de son enthousiasme. Lorsque M. Thibaut avait reçu de Rome, de Vienne, de Munich ou de Berlin, quelque morceau inédit de l’un de ses maîtres préférés, il accourait à Schwetzingen communiquer à Mme de Narbal son nouveau trésor. L’imagination naïve et toute charmante de la comtesse se mettait promptement à l’unisson du goût éclairé de son ami, dont elle avivait l’enthousiasme en le partageant. Cela donnait lieu à des scènes piquantes semblables à celles que j’ai vues se produire depuis à l’école d’Alexandre Choron, avec qui M. Thibaut avait plus d’un rapport ; mais ce qui distinguait M. Thibaut de l’illustre fondateur de l’école de musique classique et religieuse, c’était un amour extrême pour les chants naïfs et populaires qui surgissent sans culture comme les simples fleurs des bois solitaires. Il en avait formé une collection curieuse qu’il s’était plu à décrire dans son intéressant petit volume sur la pureté de l’art musical[1]. Par ce retour vers la poésie primitive et pour ainsi dire autochthone que n’a point contaminée le souille de l’étranger ni l’imitation des formes savantes consacrées par l’admiration des lettrés, M. Thibaut se rapprochait de l’école historique moderne, qui voulut restaurer le sentiment national et les monumens qui en révèlent l’expression.

Le soir, tout le monde fut réuni dans le grand salon de Mme de Narbal. Il ouvrait, nous l’avons dit, sur la pelouse du parc, dont le bois fermait l’horizon. À droite du salon se trouvait un petit cabinet de retraite avec un piano, quelques livres de choix et un joli tableau de je ne sais plus quel maître allemand, qui représentait une scène d’un poème de Goethe, Hermann et Dorothée. À gauche du salon se prolongeait une file d’appartemens destinés aux amis qui venaient demander l’hospitalité. La soirée était belle, et du salon, qui était faiblement éclairé, on pouvait plonger le regard dans les ombres épaisses du bois, d’où s’exhalaient une fraîcheur délicieuse et des senteurs enivrantes. Le chevalier se sentit pénétré d’une douce tristesse en trouvant dans l’habitation somptueuse de Mme de Narbal quelque rapport avec la villa Cadolce, où il avait passé son enfance. Remontant par l’imagination le cours des années, il lui semblait assister à l’une de ces conversazioni qui avaient lieu dans le magnifique palais du sénateur Zeno, et y apercevoir dans un coin lumineux la figure adorée de Beata. Tout ce qui rappelait au chevalier un temps irréparablement écoulé qui avait rempli son cœur de ces rêves d’or de la jeunesse, d’où proviennent les nobles inspirations

  1. Ober Reinheit der Tonkunst, page 74 de la seconde édition. Heidelberg, in-18.