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refusant une hospitalité que je suis trop heureuse de vous offrir. Laissez-moi traiter en ami le compatriote de ma grand’mère et m’acquitter un peu envers cette chère Venise, où mon mari a reçu un accueil qu’il n’a jamais oublié.

Le chevalier Sarti se voyait donc installé dans la belle habitation de Mme de Narbal, au milieu de trois jeunes filles diversement douées, dont il avait éveillé la curiosité par ses manières, la distinction de son esprit, et surtout par l’obscurité qui enveloppait son existence, qu’on supposait avoir été agitée et un peu romanesque. Au bout de quelques jours, il eut bientôt fait connaissance avec les différentes personnes qui fréquentaient la maison de la comtesse, et particulièrement avec M. Rauch, qui donnait des leçons à ces demoiselles, un Allemand de la vieille roche, qui avait été attaché à la chapelle de Charles-Théodore. Il avait passé sa jeunesse à la cour de ce prince magnifique, où il avait vu Mozart et connu l’abbé Vogler. Long, maigre, sec, ridé, tout barbouillé de science et de tabac, le vieux Rauch était né à Leipzig en 1760, par conséquent dix ans après la mort du grand Sébastien Bach, ce profond génie, qui mourut aveugle comme Haendel, son contemporain, et qui fut le chef d’une nombreuse dynastie de musiciens qui a duré plus de deux cents ans. Doué d’une mémoire aussi prodigieuse que bizarre, et s’aidant des souvenirs de sa mère, qui avait connu le vieux Sébastien, M. Rauch s’était gravé dans l’esprit l’arbre généalogique de ce clan de compositeurs, depuis le boulanger de la ville de Presbourg, en Hongrie, qui en est le fondateur vers le milieu du XVIe siècle, jusqu’au docteur Bach, qui a publié en 1817 un ouvrage sur l’influence physique de la musique, De musices effectu in homine sano et ægro. Harmoniste savant, organiste de la vieille école et pianiste habile, M. Rauch était par ses doctrines, par ses préférences et ses antipathies, un représentant curieux de l’Allemagne du nord et de l’art qui exprime les tendances sévères du protestantisme. Luther, Bach, Haendel, Graun, Haydn et Mozart, voilà les seuls noms admirés sincèrement par M. Rauch, qui n’admettait qu’avec une extrême réserve Beethoven, Weber, Schubert et tous ceux qui ont suivi le mouvement du XIXe siècle. Quant aux Italiens, ils n’étaient pour M. Rauch que des compositeurs de chansonnettes, et les Français que des faiseurs de contredanses. Un choral de Luther, une fugue de Bach et un bon verre de vin du Rhin étaient les choses les plus exquises que connût ce brave M. Rauch, qui avait toujours à la bouche cet adage si connu du grand réformateur : « Celui qui n’aime pas le vin, la femme et la musique reste un fou pour toute sa vie[1]. »

  1. Wer nicht liebt Wein, Weib und Gesang,
    Der bleibt ein Narr sein Leben lang
    .