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sur un pareil sujet, promenant ses regards tantôt sur les jolis volumes qui garnissaient les rayons de la petite bibliothèque, tantôt sur un portrait de femme, d’une beauté ravissante, qui était suspendu par un anneau d’or au-dessus du piano. C’était une miniature, d’un travail exquis, que Mme de Narbal avait remarquée aussi bien que Mme Du Hautchet. M. Rauch étant survenu sur ces entrefaites, son arrivée mit un terme à la visite de Mme de Narbal et donna le signal du départ de la compagnie. On se rendit au château, où M. de Loewenfeld occupait un fort bel appartement, en qualité de conservateur et de conseiller intime du grand-duc de Bade. Il demeurait dans l’aile gauche de ce bel édifice, qui fut bâti en 1720, et qui reproduit un peu les dispositions du palais du Luxembourg de Paris. M. de Loewenfeld était veuf, et n’avait qu’un fils unique qui était encore à l’université de Leipzig, où il terminait ses études. On se mit à table, car il était déjà deux heures de l’après-midi, et le spectacle commence de bonne heure dans les petites villes d’Allemagne. Au milieu du dîner, qui fut aussi gai que somptueux, M. de Loewenfeld, après avoir porté un toast à la santé de Mme de Narbal, — qu’il se félicitait de connaître depuis tant d’années, dit-il avec une intention marquée d’établir son droit de préséance sur le chevalier, dont il redoutait le crédit naissant sur l’esprit de la comtesse, — se tourna tout à coup vers M. Rauch : — Vous reconnaissez-vous, monsieur le maître de chapelle ? Avez-vous deviné sur quel emplacement est construite la salle à manger où j’ai le plaisir de vous recevoir ?

— Oui, bien certainement, monsieur le baron, répondit M. Rauch de sa voix rude et sèche. C’est ici qu’était l’ancien théâtre de la cour de Charles-Théodore, si célèbre dans le siècle passé. J’ai eu l’honneur d’y voir plusieurs fois le jeune Mozart et d’y entendre les meilleures cantatrices allemandes de cette époque, Dorothea et Elisabeth Wendling, Francesca Danzi, sœur du compositeur de ce nom, et le fameux ténor Raaff, pour qui Mozart a écrit plus tard le rôle d’Idoménée. En face de nous, continua M. Rauch, dans l’aile droite de ce beau palais, autrefois si splendide et si bruyant, était la chapelle de l’électeur, une des meilleures de l’Europe. J’en faisais partie, et j’y ai connu l’abbé Vogler, homme rude, mais capable, qui ne se recommandait point par la modestie, puisqu’il n’a pas craint de se mesurer avec le grand Sébastien Bach, c’est-à-dire avec un géant. Ah ! ah ! monsieur le baron, c’était un fier temps que celui-là ! Jamais la ville de Manheim ne retrouvera l’éclat dont elle brillait alors sous le gouvernement d’un prince généreux, protecteur des lettres et des arts, et surtout de la musique allemande, qu’il voulait soustraire à l’oppression de messieurs les