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Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/714

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Garcie de Navarre. On a demandé de nos jours pour le peuple le droit au travail, nous, nous demanderions volontiers pour les jeunes auteurs dramatiques le droit à l’insuccès, et ce droit, ils ne pourront l’obtenir que si la liberté parvient à diminuer les exigences de luxe et les frais de mise en scène sous lesquels succombent aujourd’hui les entreprises dramatiques, et rend par conséquent moins étroits qu’ils ne le sont les liens qui enchaînent au théâtre l’art et l’industrie.

Cela dit, entrons sans plus de préambule dans l’examen des productions dramatiques récentes. Parmi ces œuvres, il en est quelques-unes qui méritent une attention particulière. Quoique de mérite très inégal, elles ont plusieurs traits communs et donnent par des voies bien différentes la même leçon morale. Montjoye, les Indifférens, Jean Baudry, sont des drames de la vie domestique pris dans la réalité la plus contemporaine, et qui visent avant tout à la vérité. Voyons donc quelles images ils nous présentent de nous-mêmes, et quelles leçons nous pouvons tirer de leurs tableaux.

C’est de la plus remarquable de ces pièces, le Montjoye de M. Octave Feuillet, qu’il faut s’occuper d’abord. Nous félicitons M. Feuillet des progrès qu’il parvient à accomplir sur lui-même et en dépit de lui-même, du courage avec lequel il impose à son talent délicat la transformation la plus cruelle et la plus périlleuse. L’aimable et poétique écrivain qui nous avait déjà prouvé dans Dalila qu’il savait au besoin dessiner des monstres vient, sans crier gare, de commettre un des actes les plus audacieux dont l’histoire de la littérature dramatique fasse mention. Il s’est imposé la tâche d’intéresser et d’émouvoir en nous présentant un personnage qui a pris à rebours la fameuse maxime de Térence, et qui, pendant cinq longs actes très bien menés, nous dit avec le cynisme le plus tranquille : « Je suis homme, et par conséquent rien de ce qui est humain ne peut m’intéresser ou me toucher. » Le personnage de Montjoye est, je crois, le plus effrayant qu’on ait encore osé mettre au théâtre; au moins ma mémoire ne m’en rappelle aucun qu’on puisse lui comparer. Certes les grands poètes dramatiques ont eu bien des audaces; mais M. Octave Feuillet, sans beaucoup y songer peut-être, a fait ce qu’aucun d’eux n’aurait osé faire. Molière et Shakspeare, comme on sait, n’avaient pas de mièvres répugnances à l’endroit des monstres et des caractères odieux ; Don Juan, Tartufe, Macbeth, Richard III sont là pour l’attester. Eh bien! je doute que si quelque ingénieux ami leur eût présenté ce personnage de Montjoye comme un sujet bon à exploiter pour la scène, ils eussent consenti à l’accepter. Certainement leur premier mouvement eût été de se récrier devant un tel caractère et de le déclarer non-seulement inadmissible au théâtre, mais impossible