Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/838

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savait lui être chers et sur lesquels elle n’osait pas l’interroger directement. Dans un moment de naïf abandon, Frédérique, se trouvant seule au piano avec lui, détacha le petit bouquet qu’elle portait au sein et l’offrit précipitamment au chevalier en lui disant avec un peu de confusion : — Tenez, c’est Beata qui vous l’offre par ma main ! Le chevalier, étonné, saisit entre ses deux mains la main tremblante de Frédérique, la pressa avec effusion et se leva sans proférer un mot, tant il était délicieusement ému.

Les heures et les jours s’écoulaient rapidement dans cette intimité charmante. Les deux autres cousines, Fanny et Aglaé, avaient presque cessé d’occuper Lorenzo, ou du moins elles n’osaient plus le distraire que rarement de l’objet de sa prédilection, qu’on trouvait assez naturelle. Tout le monde semblait comprendre et admettre, sans arrière-pensée, que les rares dispositions de Frédérique pour la musique et les diverses aptitudes de son jeune esprit méritaient d’intéresser un homme comme le chevalier et de captiver son attention. D’ailleurs ces rapports de Sarti avec la plus jeune nièce de Mme de Narbal s’étaient établis peu à peu et presque contre la volonté du noble Vénitien, qui n’y avait été amené que par les instances affectueuses de la comtesse. Aussi avait-il fini par ne plus trop s’inquiéter des dangers que pouvaient lui offrir des relations si délicates avec une jeune fille de dix-sept ans. Il cédait à un attrait puissant ; quelle noble joie n’éprouve-t-on pas en effet à faciliter l’éclosion d’une âme d’élite qui tressaille et vous sourit en apercevant la lumière ! Le chevalier était auprès de Frédérique dans la position difficile et singulière où Beata s’était trouvée vis-à-vis du jeune Lorenzo alors qu’elle prit soin de son enfance. Un sentiment énergique et tout-puissant se glissa furtivement dans son cœur et surprit sa vigilance. Ce sentiment, quand il en fut pénétré, il ne lui était permis ni de l’avouer à celle qui l’avait inspiré, ni de le trahir aux yeux des indifférens ; mais le chevalier n’en était encore qu’aux préludes de cette passion renaissante, il n’en ressentait que les délicieuses amorces et les divins enchantemens qui berçaient et endormaient sa raison.

Chaque semaine, Lorenzo Sarti recevait plusieurs journaux de musique, de politique et de littérature, qui le tenaient au courant des événemens du jour. Une après-midi, ayant parcouru un recueil qui se publiait à Darmstadt, il descendit précipitamment au salon, où il trouva Mme de Narbal et ses trois jeunes filles faisant de la tapisserie.

— J’ai une triste nouvelle à vous apprendre, comtesse, dit-il gravement.

— Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?