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pas seulement en simple observateur, en naturaliste curieux, mais à travers le prisme coloré des passions, et avec le flair subtil qu’elles donnent. Ses vigoureuses esquisses, — l’Abbesse de Castro, Vittoria Accoramboni, la Duchesse de Palliano, les Cenci, — valent, pour l’intelligence de la société italienne au XVIe siècle, bien des tableaux patiemment et compendieusement élaborés, parmi lesquels nous sommes obligé de comprendre le dernier roman de l’auteur d’Adam Bede.

Un parallèle entre Stendhal et George Eliot semble devoir donner à celle-ci une supériorité manifeste, si on les apprécie uniquement comme moralistes. Encore faudrait-il y regarder de près, distinguer soigneusement les desseins délibérés et les résultats obtenus. Henri Beyle, dans son parti pris de pessimisme sceptique, ne visa jamais, que nous sachions, à jouer ici-bas un autre rôle que celui d’un dilettante passionné, doublé d’un pénétrant diplomate à qui personne n’en fait accroire. La peinture, la musique, l’amour furent ses dieux, et il avait de plus pour les scélérats vraiment habiles, comme pour les passions à outrance, une sorte de vénération… relative. Malgré tout, ses écrits ont souvent une âpreté salutaire : ils ne prêchent, nous en conviendrons, ni la résignation ni le sacrifice, et le mouton n’y apprendra jamais à se laisser manger par le loup pour faire honte à la cruauté de ce sanguinaire animal ; ils respirent en revanche le mépris de toute lâcheté, de toute faiblesse, la haine bien accusée des faquins de tout ordre. — Avec George Eliot au contraire, on n’entend que pieux conseils et sages exhortations ; mais la charité de l’écrivain, parfois un peu trop compréhensive, son désir de garder une impartialité absolue, de tout expliquer dans le sens le plus conciliant et le plus favorable, semblent fréquemment troubler sa vue, et obscurcissent, dénaturent même les notions, d’ailleurs si saines, qu’on pourrait dégager de son œuvre. Les mâles tendances de son esprit sont balancées, atténuées par mille préoccupations enfantines, et la « moelle des lions, » qu’elle s’est évidemment assimilée, se transforme en petit-lait sans qu’on s’explique très bien un pareil phénomène. En somme, pour bien des tempéramens, spécialement pour les plus robustes, la verdeur presque cynique de Stendhal doit avoir une meilleure influence que le platonisme évangélique, la philanthropie pondérée, l’équité attendrie de George Eliot. L’un nous retrempe, l’autre souvent nous énerve, et celui des deux qui s’occupe le moins de nous mener au bien est peut-être encore celui qui nous arme le mieux contre le mal.



E.-D. FORGUES.