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spontané, le résultat d’une intuition première, et non pas d’une lente délibération. À l’origine de toutes les connaissances humaines, il y a un a priori. Tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain reposent sur une divination ; dans toutes les grandes actions de l’homme qui dépassent le droit et le devoir, il y a au fond un dévouement. Le héros, le savant qui découvre une loi nouvelle, l’artiste qui révèle un coin de l’idéal, se tiennent et se ressemblent par la poésie qui résulte de l’œuvre qu’ils ont accomplie chacun. La poésie est l’essence qui se dégage de toutes les belles choses qui se font dans ce monde, et la poésie est fille de l’amour. — Le chevalier, qui était complètement dépourvu d’ambition, poussait jusqu’à l’absurde le dédain pour la hiérarchie et les distinctions sociales : vivant d’une petite pension qui suffisait à ses besoins modestes, il n’avait jamais éprouvé le désir d’améliorer sa position par quelque fonction publique. Il aurait pu écrire, viser à la célébrité, se pousser dans le monde à l’aide de ses amis ; mais il répugnait à toute occupation régulière, et il ne voulait pas, disait-il en s’appropriant une pensée de Pascal, emprisonner son esprit dans une spécialité quelconque qui l’empêchât de voir marcher l’humanité sous la main invisible de Dieu.

L’antipathie naturelle qui devait exister entre deux hommes qui avaient une manière d’être et de voir si opposée fut accrue par la jalousie que la présence du Vénitien dans la maison de Mme de Narbal inspira au baron de Loewenfeld. Le baron avait conçu depuis longtemps le double projet d’épouser Mme de Narbal, si cela était possible, ou tout au moins de faire épouser à son fils Wilhelm la riche héritière des Rosendorff. C’est en vue de ce plan que M. de Loewenfeld avait cultivé l’amitié de la comtesse, qui ne soupçonnait pas les intentions secrètes du baron, qu’elle voyait d’ailleurs avec plaisir. Douée d’un sens très droit et d’une admirable simplicité de caractère, Mme de Narbal n’était pas femme à troubler la sérénité de son âme et l’enjouement de son esprit par des prévisions lointaines. Elle prenait ses amis pour ce qu’ils se donnaient, et ne cherchait point à deviner ce qu’on ne lui disait pas d’une manière explicite. Mme de Narbal, qui savait si bien garder un secret, ne pensait jamais qu’il pût y en avoir dans le cœur des autres, et sa vie présentait le spectacle unique d’une grande innocence jointe à beaucoup de pénétration.

— Il se passe ici des choses bien étranges, dit un jour Mme Du Hautchet en abordant le baron de Loewenfeld avec un air de mystère, et cette chère comtesse ne voit pas tout ce qu’elle devrait voir.

— Qu’y a-t-il donc, madame, de si extraordinaire ? répondit M. de Loewenfeld avec le calme et la réserve qui lui étaient habituels.

— Je suis peut-être indiscrète, monsieur le baron, en vous demandant