Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/373

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

là que vivait à la fin du siècle dernier une famille modeste et sévèrement chrétienne. Le père, d’origine française, avait été instituteur de village avant de devenir secrétaire du département de l’intérieur. Homme austère et d’une simplicité antique, il se souciait peu de voir un monde où les vieilles mœurs s’altéraient de jour en jour ; il évitait les hommes pour conserver plus fidèlement les traditions menacées et les perpétuer chez ses enfans. L’aîné de ses deux fils, qui annonçait des dispositions brillantes, avait été enlevé, tout jeune encore, à ses espérances ; le second, qui paraissait moins heureusement doué, comprimé qu’il était par la sévérité de son père, fut destiné au ministère évangélique. C’est celui-là même dont nous parlons, Alexandre, né à Ouchy le 17 juin 1797.

Il n’est guère probable que l’enfant ait choisi volontairement le genre d’études vers lequel fut dirigée sa jeunesse ; je croirais plutôt, à en juger par l’inspiration constante de sa vie, qu’il y eut chez lui soumission à une volonté supérieure, soumission craintive, douloureuse, et que plus tard, une fois les crises passées, il en comprit mieux tout le prix de la liberté morale. Une chose certaine, c’est que le jeune Vinet, parmi ses camarades de théologie, sentit se développer une vocation différente : les lettres profanes l’enlevaient aux lettres sacrées ; l’âme, comprimée par une religion extérieure, fût-ce même la religion du foyer, était heureuse de s’épanouir au soleil de la poésie. Un de nos collaborateurs dont le souvenir nous est cher, Emile Souvestre, qu’une amitié respectueuse unissait à Vinet, et qui avait pu recevoir de lui plus d’une confidence, raconte que l’écolier n’avait pas moins souffert que l’enfant dans son besoin d’expansions naïves ; les habitudes surannées qu’il apportait de la maison paternelle, sa tenue, ses vêtemens, prêtaient un peu à rire, et de là bien des froissemens pour cette âme qui ne demandait qu’à aimer. Le régime trop dur de son éducation première l’avait disposé à douter de lui-même ; blessé au cœur par les railleries de ses camarades, on eût dit qu’il voulait se cacher à tous les yeux. Il s’effaçait jusqu’à disparaître. Il se faisait tout petit, évitant de parler, évitant de laisser voir quelque chose de lui-même, non par orgueil ou misanthropie comme tant d’autres, mais seulement pour n’avoir point à souffrir. « Chez le jeune homme, dit Souvestre, ce fut d’abord de la crainte ; plus tard, le chrétien en fit de l’humilité. » D’autant plus vive se déployait en lui la grande sympathie humaine éveillée par les créations des poètes. Au lieu de les saisir par l’esprit seulement, il en jouissait par le cœur. Oh ! quelle joie de pouvoir aimer sans contrainte, aimer les beaux types de la nature humaine et ceux qui en ont fixé les traits pour l’éternité, aimer Euryale et Virgile, Rodrigue et Corneille, Télémaque et Fénelon ! Les fils de l’imagination