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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/516

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Il aime tout de suite l’ingénue de la troupe, Isabelle, et, moitié dans l’espoir d’atteindre la fortune à Paris, moitié par l’attrait d’une passion naissante, il se décide à partir avec les comédiens. Ne pouvant user d’un autre équipage que le leur, il s’engage dans la troupe en qualité de poète chargé d’arranger les rôles. Nous voilà dès ce moment lancés, en compagnie de la bande comique, sur les grands chemins de l’ancienne France, et dans une série d’aventures picaresques ou chevalesques, suivant l’humeur du romancier. Il suffit de savoir, pour l’intelligence de la fable et du titre, que le tranche-montagne de la troupe, le pauvre Matamore, ayant péri dans une tempête de neige, Sigognac s’offre à le remplacer et se donne le nom de capitaine Fracasse, que sous ce nom de guerre il accomplit des prouesses merveilleuses, tant comme acteur que dans ses colères de gentilhomme et la rapière en main. Un puissant et superbe rival, le duc de Vallombreuse, traverse les amours du baron, déguisé en matamore de théâtre : coups de bâton, coups d’épée, traîtrises et violences, se succèdent comme par miracle. Un prince illustre et mystérieux, le père même de Vallombreuse, arrive au moment le plus terrible, comme le deus ex machina, et reconnaît la virginale Isabelle pour sa fille. Sigognac, après avoir été haï et persécuté par le duc, après avoir blessé grièvement ce ravisseur de femmes, qui est sur le point d’en venir aux dernières brutalités avec Isabelle, épouse la sœur de Vallombreuse, fille légitimée d’un prince du sang. Le duc, guéri et repentant, va le quérir dans sa gentilhommière de Gascogne : il devient en un tour de main capitaine de mousquetaires, gouverneur de province, et le capitaine Fracasse disparaît à jamais, tandis que le château de la Misère, devenu le château du Bonheur, se relève de ses ruines. Ce n’est pas tout : Sigognac, en enterrant au fond de son jardin le chat Béelzébuth, qui est l’Argus de ce bizarre Ulysse, trouve un trésor enfoui dans un coffre de fer oublié là de temps immémorial. O partisan endurci de l’excentricité, c’était bien la peine de nous convier au spectacle de tant de physionomies truculentes, pour finir comme dans un conte à l’usage des petits enfans !

Jamais l’écrivain n’avait aussi longtemps que dans le Capitaine Fracasse, et avec un tel parti pris, traité la littérature en très humble servante des arts plastiques. Le matérialisme littéraire de M. Gautier est bien connu, et il s’en ferait gloire plutôt qu’il ne s’en défendrait. « L’auteur, dit-il à propos de son roman, n’y exprime jamais sa pensée. C’est une œuvre purement pittoresque, objective… Les personnages s’y présentent, comme dans la nature, par leur forme extérieure, avec leur fond obligé de paysage ou d’architecture. Leurs gestes sont décrits, leurs costumes dessinés… » Voilà tout, ou presque tout. Et l’auteur en effet est si fort occupé à peindre que plus loin il parle de l’artifice de l’écrivain comme d’un pis aller dont l’infériorité le désole.

Cette manière plastique de M. Th. Gautier, deux critiques éminens, MM. Sainte-Beuve et Labitte, l’ont tour à tour caractérisée avec force et appréciée avec autorité dans la Revue[1]. L’un et l’autre avaient remarqué

  1. Voyez la revue littéraire du 15 septembre 1838, par M. Sainte-Beuve, et l’article de M. Charles Labitte intitulé Du Grotesque en littérature, M. Th. Gautier, dans la Revue du 1er novembre 1844.