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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/566

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— Je ne tiens pas à manger de la nourriture de singe, lui répondis-je ; pressons plutôt le pas afin de devancer la chaleur.

Malgré mes recommandations, je le vis bientôt s’arrêter de nouveau, et, me montrant de la main un énorme rocher à notre gauche : — Senhor, voilà une pierre qui parle.

Croyant avoir mal entendu, je lui fis répéter ces mots, et, ne comprenant pas encore, j’ajoutai : Puisqu’elle parle, fais-la parler.

Fier d’une telle mission, il se mit alors à pousser deux ou trois de ces interjections gutturales qu’un gosier nègre peut seul produire, et qui échappent à l’analyse de l’oreille européenne ; la pierre reproduisit aussitôt les mêmes sons. Je compris qu’il s’agissait d’un écho.

— Vous voyez bien, senhor, que la pierre parle, ajouta-t-il d’un air triomphant ; mais elle n’a pas toujours parlé. Les anciens m’ont raconté que longtemps avant que je vinsse ici il y avait une grotte au-dessous de cette pierre. Un jour, deux voyageurs surpris par l’orage eurent l’imprudence de s’y réfugier. La pierre s’affaissa sur la grotte par la violence de l’ouragan et ensevelit ces deux pauvres gens. Ce sont eux qui nous appellent toutes les fois que nous passons pour nous prier de les délivrer.

Nous cheminâmes plusieurs heures à travers d’anciennes plantations abandonnées. À tout moment, mon cicérone me faisait remarquer des fruits avec lesquels les senhoras préparent des confitures excellentes (muito boas), des plantes médicinales, des endroits où s’étaient pendus des esclaves, des ruisseaux où il avait tué une énorme cobra, des ranchos qui servaient de rendez-vous nocturnes aux nègres et aux négresses. Au milieu de ses explications, et comme nous étions déjà sur la lisière de la forêt, j’entendis tout à coup un tintamarre assourdissant. C’était un bruit étrange qui rappelait à la fois les grondemens du tonnerre, le roulement du tambour et le grincement d’une charrette pesamment changée et traînée sur le pavé.

J’interrogeai mon guide non sans un certain effroi. — Ce n’est rien, senhor, ce sont les singes barbus (macacos barbados) qui s’amusent et font leur toilette du matin. Le mâle, reconnaissable à sa grande barbe, est perché sur un arbre au milieu de son sérail, composé d’une demi-douzaine de femelles. Celles-ci le peignent alternativement en le câlinant ; lui, il répond à toutes ces agaceries, et c’est ainsi qu’ils font ce vacarme. Ces bêtes-là ont une malice diabolique, ajouta-t-il gravement en guise de conclusion philosophique.

J’aurais voulu vérifier de plus près les détails de cette toilette ; mais les singes s’éloignaient, sautant de branche en branche à mesure que nous avancions. Je compris seulement, à la nature des cris de ces animaux, que les singes barbus n’étaient autres que les singes-hurleurs,