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LA BAGUE D’ARGENT.

et jamais, jamais ne songer à moi. J’ai lu autrefois, si je m’en souviens, que nos pères les barbares , dans leur loi qui permettait de racheter à prix d’or le sang répandu, estimaient le sang d’une femme au double de celui d’un homme. Ma vie ne vaut donc que la moitié de la vôtre. Ma vie est la servante de votre vie. Faites -en ce qu’il vous plaira.

— Regardez-moi, lui dit-elle avec émotion, j’ai besoin de m’assurer que c’est bien vous, un homme de ce temps, qui me tenez ce langage... si doux à entendre, mon cher Julien.

— Pourtant, dit-il d’une voix sourde, je ne vous en ai jamais fait entendre un autre.

Elle ne répondit pas, elle pensait... Elle pensait qu’il y a de certains regrets bien cuisans, surtout quand on cache la brûlure, qu’il y de certains dégoûts bien amers... Elle pensait au comte Lallia, qui s’était montré si généreux le matin même ; mais, comme le disait la baronne d’Espérilles , il y a des générosités qui soulèvent le cœur, il y en a d’autres qui sont sublimes.

— Donc, ajouta tout à coup Julien, ces formalités m’ennuient. C’est ce qui importe bien peu, si vous jugez que nous ne pouvons nous en affranchir... Seulement faites, je vous en supplie, que tout cela soit court, car le temps me dévore. Je vous ai perdue six ans. J’ai assez attendu... Je vous aime ; j’ai hâte qu’enfin vous soyez à moi..^

— Allez, lui dit-elle en se penchant vers lui, vous n’avez rien perdu pendant ces six ans. Est-ce que le meilleur de moi n’a pas toujours été avec vous ?

Elle n’avait pas achevé que son domestique parut. Il venait avertir sa maîtresse que M. le comte Lallia était là qui désirait la voir. D’ordinaire le drôle n’avait point l’air si emprunté ni si gauche ; mais il s’était présenté cette fois les yeux baissés en se mordant les lèvres. C’est que jamais le comte Lallia ne s’était avisé de se faire annoncer de la sorte. Chacun savait dans la maison comme il y entrait délibérément, comme il marchait tout droit au salon et comme il soulevait la portière. Le comte était là cependant, il entrait. Il avait quitté ce hardi négligé aux airs britanniques qu’il portait à sa précédente visite ; il était en demi-tenue de ville. Il avait mis un habit plus sérieux pour se présenter chez M™** d’Espérilles, avec qui sans doute il était devenu bien moins familier depuis deux jours, et il eut aussi un salut plus grave en entrant. Enfin, pour abjurer d’un coup toute allure anglaise, il ne tendit pas la main à Lucy. Ces poignées de main données aux femmes et qui semblent les marques d’une familiarité innocente n’abusent plus personne. On serre bien la main d’un homme qu’on déteste, pourquoi ne serrerait-on point celle d’une femme qu’on aime ou dont on est l’amant ? Ces façons