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LA BAGUE D’ARGENT.

vie étroite, alerte, inquiète, multiple, emportée, lui donnait le vertige ; mais Lucy refusait d’entendre à rien. Elle lui représentait qu’il ne respirait que l’air de son salon , qui certainement n’était pas un air impur, et que la vie parisienne ne lui importait en aucune façon, puisqu’il ne vivait que près d’elle. Un jour, et comme de guerre lasse, comme s’il voulait partir à tout prix, il invoqua la nécessité d’aller choisir la retraite qu’ils devaient habiter ensemble. Il lui disait cela en la dévorant du regard : peut-être espérait-il apercevoir sur son visage une ombre significative à ces mots qui sonnaient le glas de l’existence mondaine qu’elle avait aimée. Elle crut du moins qu’il avait une telle pensée ; elle sourit et fut ravie de sentir qu’elle souriait de cœur comme de bouche. C’est si bon de se trouver sincère !

Mais elle le pria jusqu’au soir de différer cette expédition en pays lointain, le plus lointain qu’il voudrait. Elle alléguait qu’il serait si doux de la faire ensemble ! Il résistait : elle le supplia de remettre du moins ce méchant départ jusqu’à la prochaine réception d’une nouvelle qui allait venir. Elle ne s’expliqua pas davantage. Ce n’était point du comte Lallia qu’elle l’attendait, cette nouvelle. Le comte, débarqué en Italie sans doute, rafraîchissait alors aux sources vives de l’art et du beau son âme de millionnaire. Pourquoi M’"® d’Espérilles se fùt-elle avisée de songer à lui, puisqu’elle ne le voyait plus ? Les femities se plaisent à ne point se souvenir de ces amis qu’elles n’ont pas aimés ; mais elle n’oubliait pas sa cousine la baronne. Au milieu de ses inquiétudes si mal cachées, elle poursuivait ses projets, comme on suit clans la nuit noire la trace lumineuse qui glisse vers l’orient et qui deviendra l’aurore. Rien, ni l’abattement de sa conscience, ni l’humilité toute neuve de son cœur, ni l’expérience désormais si clairement acquise de la clémence de Julien, rien ne pouvait la dissuader d’être habile. La nouvelle désirée arriva. Julien entrait justement chez elle au moment où elle venait de la recevoir. Elle était encore dans sa chambre à coucher ; il mit son visage à la porte entre-bâillée, et tout à coup pâlit et recula.

Elle accourut au-devant de lui. En revenant au coin du foyer, ils s’arrêtèrent, émus tous les deux de la même pensée, mais d’une façon bien différente, devant la console maintenant dépouillée de tout ornement et qui supportait autrefois le vase de Chine. Après un moment de silence, comme ils étaient encore debout, Julien enveloppa de son bras la taille de la jeune femme et l’attira vers lui ; elle mit une périlleuse ardeur à se presser contre ce cœur ouvert pour elle, mais ouvert comme une blessure. Leurs fronts ainsi se touchaient, car il avait la tête inclinée ; leurs lèvres se cherchaient et sentaient qu’elles ne devaient pas encore se joindre. A quoi pensait-elle donc