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LA BAGUE D’ARGENT.

bénitier ; il aurait beau s’y débattre, elle le défiait d’en sortir. M"" Lucy d’Espérilles, étant solennellement rentrée dans le cerclé de la famille et du monde par la toute-puissante protection de sa parente, devait éviter à jamais l’ombre même d’un différend avec son illustre protectrice, car une nouvelle brouille serait considérée partout comme une apostasie nouvelle : on n’en risque point deux de ce genre. La baronne tenait Lucy par un pacte sans rémission, et, pour prix d’avoir été un instant la providence visible de cet amour, elle se croyait bien sûre d’en demeurer le tyran jusqu’à la fin.

Lucy obéissait sans mot dire. Elle sentait vaguement le péril ; mais sa légèreté naturelle et la confiance qu’elle avait dans la finesse et les retours de son esprit la persuadaient aisément qu’elle saurait le conjurer à sa guise et quand le temps serait venu. C’était maintenant l’heure de la complaisance, non celle du combat, l’heure de la politique, non celle des vaines alarmes. Elle se tenait donc toujours prête du soir au matin à accompagner la baronne au bout du monde. On partait. Pour adieu, la jeune femme laissait à Julien, toujours impassible, un regard qui lui disait : Demain nous serons libres, demain nous serons nos maîtres, et nous avons toute la vie devant nous pour nous aimer ! — Ce lendemain ressemblait à la veille, et quant à la vie qu’ils avaient devant eux, qui pouvait dire ce qu’elle leur réservait ? Mais Lucy, au comble de ses vœux comme elle était, n’avait plus envie de douter de rien. Au milieu de ces grandes afikires qui l’occupaient tout le jour et de ces petits soucis qui ne l’agitaient plus que rarement, elle continuait de se gouverner avec la même grâce victorieuse. Pourquoi prendre garde à ces ombres folles semblables à celles que la lumière a chassées du front des arbres et qu’on voit traîner encore un moment sous la feuillée ? Deux choses seulement inquiétaient la jeune femme. La première, c’était que Julien eût renoué son ancienne amitié avec Horace Raison. La seconde était une impression étrange, indéfinissable, qu’elle tenait plus cachée que le plus secret mouvement de son cœur, une maudite émotion qui ne la gagnait jamais que lorsqu’elle était seule, dans son salon muet, dans sa chambre close, à la vue des objets dont on allait la séparer. C’étaient des présens du comte Lallia, un ami magnifique. Vraiment ils ne plaisaient pas à Lucy à cause de celui qui les lui avait donnés, mais pour eux-mêmes, parce qu’ils étaient élégans et somptueux : une galerie de riens charmans et ruineux qui étaient presque des chefs-d’œuvre. Non, Julien ne se trompait pas quand il disait que la jeune femme n’aurait pas songé à transporter loin de ces irritans souvenirs les premiers enivremens de leur union. Elle n’en avait pas compris la né-