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LA BAGUE D’ARGENT.

allait venir pour n’y demeurer qu’un jour. 11 dépensait à cela tout le temps que Lucy ne lui consacrait plus, et tout celui qu’il pouvait arracher lui-même aux entreprises de la baronne d’Espérilles, à ses parties de voiture et à ses dîners sempiternels. Ce fut là que le trouva im matin Horace Raison, qui le cherchait.

A peine de retour à Paris, Horace Raison s’était hâté de mettre à jour les mémoires secrets qu’il classait, sans les écrire, dans les cases innombrables de son cerveau, pensant qu’il serait heureux de les y retrouver plus tard pour l’amusement de sa vieillesse et l’instruction des jeunes gens. Il possédait maintenant sur le bout du doigt, entre cent bonnes nouvelles histoires, celle de M’"^ d’Espérilles, du comte Lallia et de l’Australien ; il n’avait plus rien à apprendre à ce sujet, mais il croyait qu’il lui restait beaucoup à comprendre. C’est pourquoi il accourait tenant la lumière, mais cachée dans une lanterne sourde qu’il se promettait de présenter brusquement au visage de son ancien compagnon, afin de surprendre le cœur endormi dans l’ombre.

Et ce n’était nullement dans l’intention de se montrer sévère , ni de rendre la justice, s’il y avait lieu de la rendre : on aurait en vain cherché l’étoffe d’un juge dans Horace Raison ; seulement il aimait à être fixé sur les gens qui cheminaient ou passaient dans sa vie. H les divisait en deux classes : ceux à qui l’on donne la main en regardant le pavé, ceux à qui l’on peut la tendre en les regardant aux yeux. Or, s’il fallait en croire ce qui se disait en plus d’un coin du monde, Julien Dégligny était suspect d’appartenir à la première de ces deux classes, car enfin épouser une femme qui la veille était ouvertement, sinon publiquement, la maîtresse d’un autre homme, c’est une action hardie qui peut se risquer ; mais quand cet homme est millionnaire six fois, ce qu’on risque est de faire croire... Horace Raison avait bien de la répugnance à achever sa pensée. Déjà il était arrivé à cet âge où le cœur, subtil et retors, se réfugie dans le passé , comme un renard souvent chassé se retranche dans sa tanière : c’est le moyen d’éviter de nouvelles blessures. A cet âge, on aime ce qu’on a aimé, on le suppose toujours aimable, et souvent on s’en tient là. Tout ce qu’on aperçoit par derrière est honnête et beau ; qu’on ne regarde pas au-devant de soi ! Il faut bien croire à quelque chose, et si l’on ne croyait pas à ce qui est loin, à ce que transfigure et dore la brume ensoleillée du souvenir, à quoi donc pourrait-on croire ? Vivent les amis de collège ! ceux-là ne peuvent avoir changé. Quand on a vu planter un bel arbre dans le verger et qu’on y revient au bout de quinze ans, tout d’abord on court le voir et l’on ne doute point de trouver aux branches les beaux fruits qu’il promettait. Si ces fruits-là sont véreux, adieu l’illusion