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jour, après six ans de labeurs, de désespoirs qui renaissaient sans cesse, et d’efforts surhumains et longtemps stériles, j’ai vaincu la fortune. Alors je suis revenu, les mains remplies d’or, le cœur rongé de doutes, chercher enfin ma récompense. Elle m’aimait encore ; j’ai donc trouvé plus que je n’espérais. De quoi puis-je me plaindre ?

— Parle-moi franchement, dit Horace en lui mettant la main sur l’épaule, n’as-tu pas songé à repartir ?

— J’ai songé !... s’écria Julien. Ce n’est pas à repartir que j’ai songé. Et d’abord je n’étais pas libre ; puis ce que je lui avais promis, à elle ! Est-ce que je ne lui dois pas cette richesse que son amour seul m’a donné la force de conquérir ?

— Ami, tu l’aimes et tu dis que tu es toujours aimé d’elle. En es- tu sûr ?

— Oui, j’en suis sûr. L’amour est un mal contagieux qui l’a gagnée. Si jamais j’ai occupé entièrement son cœur, c’est aujourd’hui. Peut-être n’avais-je été autrefois qu’un jouet pour elle ; le jouet est devenu un instrument de torture. Nous nous aimons tous deux maintenant de la même façon violente et désespérée. Nous nous préparons à être heureux sur un îlot, au milieu d’une mer menaçante qui peut un jour devenir furieuse. Je te dis qu’elle m’aime !...

— Tout est là, murmura sagement Horace Raison.

— Non ! reprit Julien , ce n’est pas assez. J’éprouve encore une joie sans bornes à penser que bien des hommes, et toi tout le premier peut-être, dont les regards lui ont dit souvent qu’elle était belle, ne la reverront plus. Ame qui vive ne la reverra ! Je l’emmène, je vous la prends, j’emporte ce que je peux du trésor. Je ne voudrais pas même qu’il restât derrière nous une trace de notre passage. Je voudrais effacer dans votre société que j’abhorre jusqu’au sillage de sa vie, et c’est pourquoi je parlais tout à l’heure de détruire cette maison, où nous n’aurons demeuré qu’un jour. Où irons-nous en sortant d’ici ? Je n’en sais rien. Ce que je jure, c’est que nous n’y reviendrons jamais, jamais, et cette assurance ne me suffit pas encore. Ce que je vois d’elle, sa beauté, son corps, sa jeunesse, tout cela sera ma proie ; mais qui me répond de l’âme ? Qui m’assure qu’elle restera ma captive ? Je te le disais, ce n’est pas à repartir pour l’Australie que j’ai songé depuis deux mois auprès d’elle. J’ai songé à écrire un testament où je l’eusse instituée mon héritière et à me tuer ensuite, et j’y songe encore. Ainsi je la rendrais riche, libre ; ainsi je tiendrais ma promesse...

— Oui, interrompit Horace Raison, la promesse que tu as faite à M’"* d’Espérilles ; mais celle que ta passion s’est faite à elle-même ?... Ami, ce n’est pas dans le présent que tu m’épouvantes. Je sais bien que tu te tueras peut-être ; mais tu ne te tueras qu’après...