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Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/829

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LA BAGUE D’ARGENT.

— Tu m’as donc deviné ? reprit Julien. Eh bien ! oui, il me fait peur. Depuis trois jours, je le regarde du haut de cette fenêtre. Je lutte, je ne peux me vaincre, je n’ose entrer dans ce lieu, dont le souvenir m’écrase... Tout va encore m’y parler d’elle, tout va m’y rapporter son image et me crier son nom ! Et pourtant Jeanne Aubrée aussi est là ! 11 faut que je la voie. C’est un devoir. Je suis trop lâche sans doute pour l’accomplir seul ; mais tu vas me secourir. J’ai compté sur toi pour m’accompagner.

— Sur moi ! s’écria Horace.

— Quoi ! dit Julien, tu me refuses !

Et le moyen de refuser sans se trahir, sans lui faire soupçonner la vérité et se voir ensuite forcé de la lui dire, sans risquer de dissiper par un mot brutal cette illusion qui le fortifiait du moins, si elle ne le consolait pas ! Les malheureux en accueillent souvent de plus légères. « Eh bien ! se dit tout bas Horace, qu’il aille donc porter les morceaux de son cœur à l’ombre de Jeanne ! Les ombres sont muettes ; celle-ci ne s’avisera point de parler. » 11 avait pris son parti. — Allons ! dit-il, puisque tu le veux ! Ils sortirent de la maison, suivirent un instant le boulevard extérieur, qui était encore debout en ce temps-là, et prirent au premier tournant l’avenue fatale, vestibule d’honneur et de douleur où chacun doit passer une fois. En face d’eux était la grande porte béante.

— J’ai souvent franchi cette porte la joie dans l’âme, dit Julien. Horace se tut.

— Jamais, reprit Julien presque aussitôt, jamais je ne saurai si Jeanne avait recouvré cette bague.

Horace ne répondit pas davantage, mais il tressaillit. Il savait bien que Jeanne avait recouvré la bague. Ce qu’il n’avait jamais su, c’est qu’elle l’eût un moment perdue. Certes elle aimait chèrement cet anneau, la pauvre fille. Et déjà Horace, tout prêt à manquer de sagesse, cherchait un détour ingénieux pour faire entendre à Julien que sur ce point-là du moins il ne se payait pas de trop d’illusion ; mais tout à coup celui-ci se retourna et le força de se retourner avec lui. — Regarde, lui dit-il, elle faisait d’ordinaire arrêter sa voiture au bas de l’avenue ; elle ne venait qu’en robe noire et s’imaginait qu’on ne la remarquait point.

Puis il baissa la tête. — Oui, murmura-t-il au bout d’une seconde, Jeanne, quand elle est morte, ne pouvait avoir plus de vingt-cinq ans.

C’est ainsi que ces deux pensées, elle et Jeanne, se croisaient et se mêlaient dans son esprit. Elle, il la chassait ; Jeanne au contraire, il l’appelait sans cesse.

— Je songe, dit-il encore, à ces vingt francs de récompense. Dieu TOME XLIX. — 1864. 53