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peu de la considération et qui faisaient si bon marché de leur dignité personnelle devaient tenir avant tout à l’argent ; les Crétois n’étaient pas en effet moins diffamés pour leur avidité que pour leur fourberie. « L’argent, dit Polybe, est en si grande estime auprès d’eux qu’il leur paraît non-seulement nécessaire, mais glorieux d’en posséder. Bref, l’avarice et l’amour de l’or sont si bien établis dans leurs mœurs que seuls dans l’univers les Crétois ne trouvent aucun gain illégitime. » A propos d’un Crétois qu’avaient jeté en Italie, au temps de la guerre sociale, les hasards de sa vie d’aventure, Diodore de Sicile nous rapporte une piquante anecdote, où se peint au vif le caractère national. Il raconte comment un Crétois vint trouver le consul Jules César, et s’offrit comme traître. « Si par mon aide, lui dit-il, tu l’emportes sur les ennemis, quelle récompense me donneras-tu en retour ? — Je te ferai, répondit César, citoyen de Rome, et tu seras en faveur auprès de moi. » À ces mots, le Crétois éclata de rire et reprit : « Un droit politique est chez les Crétois une niaiserie titrée ; nous ne visons qu’au gain, nous ne tirons nos flèches, nous ne travaillons sur terre et sur mer que pour de l’argent. Aussi je ne viens ici que pour de l’argent. Quant aux droits politiques, accorde-les à ceux qui se les disputent et qui achètent ces fariboles au prix de leur sang. » Le consul se mit à rire et dit à cet homme : « Eh bien ! si nous réussissons dans notre entreprise, je td donnerai mille drachmes en récompense. »

Tant de perversité et de corruption n’empêchait pas le Crétois de tirer vanité de cette vie de bandit qu’il préférait à toute autre. Athénée nous a conservé, en l’attribuant au poète Hybrias, une chanson crétoise où débordent l’insolent orgueil du soldat de fortune et son mépris pour ce monde des sots et des faibles qu’il exploite dédaigneusement. « Je possède une grande richesse, chantait le Crétois dans les festins : c’est ma lance, et mon épée, et mon beau bouclier long, rempart du corps. Oui, avec cela je laboure, avec cela je moissonne ; avec cela je foule l’agréable vin que produit la vigne ; avec cela j’ai des esclaves qui m’appellent maître. Eux, ils n’ont pas le cœur d’avoir une lance ni une épée, ni un beau bouclier long, rempart du corps. Tous tombent de frayeur et embrassent mon genou, en s’écriant : Maître ! et : Grand roi ! »

Quand l’ombre chaque jour grandissante de la puissance romaine commença à s’étendre sur l’Orient, les Crétois semblèrent aller au-devant de la conquête en fournissant eux-mêmes au sénat de justes sujets de plainte et de spécieux prétextes d’intervention dans les affaires de l’île. Les Romains n’employaient guère de mercenaires ; sur le champ de bataille, ils faisaient eux-mêmes leur besogne : il y avait donc plus à gagner au service des tyrans de Grèce, des rois de Macédoine, de Pont ou de Syrie. Les cités Crétoises, qui commençaient