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mais dès que les pluies ou la fonte des neiges l’ont enflé, il prend pour lui tout l’espace, il se précipite avec fureur contre les murs de marbre qui l’emprisonnent, il amoncelle dans la gorge son écume et ses flots, il lance contre le roc, comme s’il espérait l’ébranler et le renverser, les arbres qu’il arrache au flanc de la montagne. Alors, comme on dit dans le pays, la porte est fermée, et les habitans de Samaria, tout le temps que durent les grandes eaux, restent bloqués dans le ravin, sans pouvoir descendre à Haghia-Roumeli et à la mer.

Plus loin, les montagnes s’écartent et se fuient de nouveau, et l’on a comme un vaste cirque au milieu duquel un bouquet de hauts cyprès et de grands pins, les plus beaux peut-être que j’aie vus dans l’île, couvre de son ombre une vieille église à demi ruinée. Un peu plus haut jaillit, dans un bois de platanes et de chênes verts, une source abondante qui ne tarit jamais. Puis la vallée se rétrécit encore, et elle monte, étroite, tournante et profonde, jusque dans le voisinage de Samaria. Samaria n’a qu’une douzaine de maisons, partagées en deux groupes par le torrent. Derrière ce hameau, la vallée se termine brusquement ; on se trouve au pied même des précipices qui portent les plus hauts sommets de la chaîne, et par les déchirures de la montagne, bien au-dessus de soi, dans le bleu du ciel, on aperçoit l’Elino-Seli, la plus élevée de toutes ces cimes, la rivale même de l’Ida.

Un chemin, le plus dangereux de toutes les routes de l’île, et qui n’est praticable que pendant quelques mois d’été, part de Samaria, et, par des ravins difficiles et scabreux, gravit jusqu’à un haut plateau, situé entre les sommets mêmes des Monts-Blancs et qui s’appelle l’Omalo (mot à mot, l’uni). L’Omalo appartient à la province de Selino. Il ne communique avec Sfakia que par un sentier où l’on fait rarement passer les bêtes de somme. Les mulets eux-mêmes y sont exposés à être pris de vertige, et on en a vu souvent rouler avec leur charge au fond de l’abîme. Ce chemin porte le nom de Xyloscala (l’échelle de bois), parce que dans certains endroits, pour trouver à poser le pied au flanc du rocher, on a été obligé de jeter d’une anfractuosité à l’autre des troncs de cyprès sur lesquels reposent des traverses grossièrement assemblées.

Une route affreuse, mais où nous réussissons pourtant à faire passer sans accident nos bagages, conduit d’Haghia-Roumeli aux plateaux pierreux et froids d’Anopolis et d’Aradhena, coupés par une étroite et profonde fissure où le sentier descend et remonte en lacets. Les cyprès épars sur les pentes sont de taille médiocre, mais les chênes verts atteignent dans certains endroits de belles proportions. Ces plateaux, qui ne produisent guère que de l’orge, forment, avec la vallée d’Haghia-Roumeli, cette province de Sfakia, qui n’est