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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/104

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de servitude domestique qui la rend peu propre à subir une telle transformation. Ce ne sont pas non plus des missionnaires bien intelligens que les baleiniers qui s’aventurent seuls dans ces parages ; quelques-uns traitent, il est vrai, les natifs avec douceur, mais d’autres abusent de leur force pour les maltraiter ou les dégradent par la contagion de leurs vices.

Il paraîtra sans doute surprenant que, sous un climat si rigoureux, les Esquimaux se contentent d’abris si imparfaits. Sous les tentes de peaux, tupics, qui leur servent d’habitation l’été, s’entassent les hommes, les femmes et les enfans autour de la lampe à huile de phoque, qui sert à la fois pour l’éclairage et le chauffage. Il faut sans doute qu’une certaine habitude ait familiarisé le voyageur avec les mœurs des Esquimaux pour qu’il soit en état de s’introduire sans répugnance sous ces huttes et de s’asseoir sans dégoût à côté de ces êtres frottés d’huile et vêtus de peaux de bêtes. Le simple récit d’une scène d’intérieur ne laisse pas de causer un peu de répulsion.


« En me courbant jusqu’à une position horizontale, je pus entrer ma tête, puis mes épaules, et enfin le reste de mon corps. Je me trouvai alors au milieu d’une douzaine de robustes gaillards, chacun armé d’un couteau ; mais il n’y avait pas lieu de s’alarmer, car ce n’étaient pas des armes de guerre. Les couteaux n’étaient destinés qu’à découper de longues tranches de phoque qui étaient englouties tout de suite entre les larges mâchoires de ces affamés. Au fond de la tente, j’aperçus mon ami l’Esquimau Koojesse, assis entre deux femmes assez gentilles qui faisaient honneur comme lui à un plat de sang de phoque tout chaud. En m’apercevant, Koojesse parut d’abord un peu humilié ; mais dès que j’eus exprimé le désir de partager leur festin, une des femmes s’empressa de m’offrir une côte de phoque garnie d’un bon morceau de viande. Je m’en arrangeai très bien, et voulus alors goûter le sang. A ma grande surprise, je trouvai cette boisson excellente. La première fois que le plat me fut passé, j’hésitai un peu. Il avait fait plusieurs fois le tour des convives, et on le remplissait à mesure qu’il se vidait. L’extérieur n’en était pas trop engageant, car il paraissait n’avoir jamais été nettoyé… Voyant que j’y prenais goût, la femme qui présidait au festin me tendit une petite coupe qui avait été nettoyée, autant du moins que les Esquimaux peuvent nettoyer quelque chose, et elle la remplit de sang chaud que je dégustai avec autant de satisfaction que n’importe quelle boisson que j’aie bue de ma vie. Pour reconnaître la bienveillance de mon hôtesse, je lui donnai un mouchoir de coton à couleurs éclatantes. Ce cadeau la rendit radieuse, et toute la compagnie se confondit comme elle en remercîmens et en expressions de dévouement. Je m’étais évidemment concilié les bonnes grâces de ces indigènes, et je résolus d’agir toujours de la même façon. »


S’il est vrai que la première initiation à des mœurs nouvelles est