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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/140

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troubles, de revers et de tyrannies ? Qui ne sent qu’il vit à une époque unique, grosse d’un avenir tout nouveau qui étonnera nos neveux ? Cette petitesse que l’on reproche quelquefois avec complaisance aux hommes de notre temps ne vient-elle pas précisément du contraste avec la grandeur des destinées qu’il prépare à l’humanité ? N’exigeons-nous pas tant des individus, parce que nous attendons beaucoup de l’espèce, et notre découragement momentané n’atteste-t-il pas la hauteur de nos espérances ? Seulement il est arrivé un fait qui n’est pas nouveau dans notre histoire : le progrès social a marché plus vite que le progrès politique. Le côté faible de l’ancienne France a toujours été le gouvernement ; il en a été quelque peu de même de la nouvelle. Cependant, sous ce rapport aussi, plus d’un progrès s’est accompli, et il ne nous manque au vrai que la pleine liberté constitutionnelle. Ce n’est pas peu de chose, j’en conviens, et pour un bien si grand nul sacrifice ne doit coûter. Qu’un jeune orateur qui n’a d’autre tort que de compromettre un rare talent et une ambition légitime par trop d’empressement à rompre avec la tradition et à s’isoler pour parvenir ait paru se médiocrement soucier de la liberté politique, lui préférant de beaucoup les libertés civiles comme plus essentielles, nous nous étonnerons qu’il semble oublier que celles-ci sont inséparables de celles-là. C’est le citoyen plus encore que l’état qui a besoin d’un gouvernement libre. Il y va non-seulement de sa dignité, mais, je le dis après Montesquieu, de sa tranquillité. N’ayant jamais été socialiste, nous ne sommes pas d’humeur à faire peu de cas des libertés civiles et même individuelles ; mais ont-elles une autre garantie que la liberté politique ? Celle-ci, je le sais bien, se confond aisément avec le gouvernement parlementaire ; or ce dernier mot, si cher à M. Duvergier de Hauranne, est un terme dont les gens bien élevés ne se servent pas dans le monde officiel, et, quant à la chose, l’orateur dont je parle n’a pas manqué de la répudier, ce qui peut sembler étrange quand notoirement on aspire au pouvoir par la tribune. Et pourtant comment compter sur les libertés les plus élémentaires, sur les plus simples droits du citoyen, s’il n’existe des pouvoirs pour y veiller, pour les défendre, et si l’autorité qui les attaquerait n’est pas responsable de l’avoir fait ? Or, dès qu’on discute et que les ministres sont responsables, il faut de toute nécessité qu’ils aient la confiance des chambres, et le régime parlementaire n’est que cela. Ceux donc qui s’indignent du mot de parlementaire ne veulent pas de la liberté politique, et ceux qui ne tiennent pas à la liberté politique font bon marché des libertés civiles. Ce sont tous gens qui auraient dû vivre sous l’empire romain.


CHARLES DE REMUSAT.