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y a de lui mille anecdotes et mille mots où se montre un esprit qui n’a cessé de se posséder au milieu d’une crise sans égale, et qui a toujours vu avec pénétration son chemin au milieu des circonstances confuses et périlleuses qu’il traversait. Sa fermeté simple et sereine était accompagnée d’une modération à laquelle ses contempteurs et ses ennemis d’autrefois s’empressent aujourd’hui de rendre justice. On ne l’a jamais vu téméraire et enflé dans ses prédictions, irrité ou chagrin contre ses agens malheureux, essayant d’amuser ou d’entraîner le sentiment populaire par des attaques contre les personnes ou contre les gouvernemens étrangers dont l’Amérique avait le droit de se plaindre. Il mettait par sa circonspection un soin consciencieux à éviter de grossir le nombre des périls ou des ennemis qui auraient pu menacer son pays. Après les derniers et décisifs succès militaires du nord, ses premières pensées, ses premiers mots, comme ceux aussi de l’homme que les haines politiques ont voulu lui donner pour compagnon dans la mort, M. Seward, ont été pour la clémence, pour la paix au dedans et au dehors. En peu de temps, en quatre années, cet homme, dont l’esprit et le caractère étaient une énigme pour tous au commencement de 1861, avait acquis ainsi un ascendant immense sur ses compatriotes et avait gagné toute leur confiance. On en eut la preuve retentissante dans la dernière élection présidentielle ; on en voit le poignant témoignage dans la douleur-inquiète et fiévreuse qui s’est emparée du peuple si ardent et si nerveux des États-Unis a la nouvelle de sa fin tragique.

Il faut laisser s’épancher dans ses manifestations imposantes et touchantes le vaste chagrin qui environne la mémoire de cet homme d’état fidèle a son devoir jusqu’à la mort. L’Europe a tressailli de cette douleur. Les gouvernemens despotiques du continent s’y sont associés par des témoignages officiels adressés aux représentans des États-Unis. Les peuples libres, l’Angleterre, l’Italie, s’y unissent par les démonstrations de leurs parlemens et de leurs corporations municipales. Une telle explosion de sentiment humain n’est pas seulement un hommage imposant rendu à une noble victime ; elle est un gage de sympathie donné par le monde aux États-Unis : elle marque d’un caractère ineffaçable dans la conscience de l’humanité la signification et la portée de la lutte intérieure que cette république vient de soutenir ; elle est un conseil imposant donné au gouvernement américain de persévérer dans la voie d’humanité, d’apaisement et d’indulgence où M. Lincoln était entré ; elle est en ce sens par elle-même un grand événement. Quand on considère la nature de l’émotion partout suscitée par le meurtre de M. Lincoln, il semble que l’on ait le droit d’espérer que ce funeste événement n’aura pas les conséquences politiques désastreuses que l’on a redoutées au premier moment. Des destinées comme celle de M. Lincoln, couronnées par une sorte de martyre, prêchent la clémence. Les États-Unis n’ont pas de meilleure manière d’honorer cette grande victime que de demeurer fidèles à son esprit. Le peuple