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dispute point sa vie devant des juges, il n’est point attaqué violemment et défendu sans qu’un peu de son honneur et de sa vertu ne demeure sur ce triste champ de bataille. Un irrésistible courant entraîna tous les étudians vers leur ancien camarade, qu’ils emportèrent en triomphe et presque évanoui en dehors de la salle au grand air, à la liberté, aux joies renaissantes de la vie. Quant aux autres assistans, l’heure était avancée, et ils se hâtèrent de partir pour rentrer chez eux. M. Darronc, livide, avait suivi Isidore avec des yeux hagards. Il était debout, chancelant comme un homme ivre, et agrafait son manteau d’une main tremblante. En se retournant pour sortir, il aperçut à trois pas M. Gestral qui l’examinait tranquillement. Il baissa les yeux, frissonna, et dans son trouble salua le commissaire. Celui-ci sourit et lui rendit son salut avec politesse.


III

M. Gestral était certainement très heureux de l’acquittement d’Isidore, mais il était ravi en même temps du succès qui avait couronné ses ingénieuses suppositions. Il avait admis en effet que l’assassin d’Albertine devait être un prétendant repoussé, plutôt vieux que jeune, adonné jusqu’alors à des occupations sédentaires et à un travail de cabinet, puis exalté tout à coup par une passion sensuelle et disposé par ses habitudes d’esprit et son tempérament à la combinaison de la vengeance la plus froide et la plus raffinée. Exploitant ensuite la curiosité naturelle à tout coupable au sujet de son crime, il avait assigné cet homme à se montrer dans un court délai. Et voilà qu’aux séances du Palais de Justice s’était offert à lui ce Darronc, un ancien avoué, avec l’âge et la physionomie qu’il lui rêvait, étrangement attentif aux débats, agité par instans de ces frissons du corps et de l’âme que la plus puissante volonté ne peut entièrement supprimer et profondément troublé du plus léger examen dont il était l’objet. Maintenant cet homme était-il le meurtrier ? M. Gestral n’en doutait pas, et cependant il ne l’avait point fait arrêter. C’est que des présomptions ne sont point des preuves, et que la police, autant que possible, ne doit pas se tromper. L’arrestation de M. Darronc eût pu être un scandale, un danger, pis encore, une chose inutile. Il aurait nié et n’aurait pu être convaincu. Il n’y avait aucune trace de sa présence à l’hôtel d’Isidore, et par la disposition même de la maison qu’il habitait, il avait dû, dans la nuit du crime, en sortir et y rentrer sans être vu. Deux fois pourtant, dans la première joie de sa découverte en apercevant M. Darronc, et plus tard, lorsque Isidore était à demi accablé par le réquisitoire du procureur impérial, M. Gestral avait été sur le