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épouvantable. Il est le sage, il est l’offensé, il est celui qu’elle aime, il est le juge. Qu’est-ce donc ? s’écrie l’excellent homme. Quel malheur as-tu appris ? quelle nouvelle ? Pourquoi ce désespoir ? Alors, par un instinct vrai cette fois, comme le coupable qui éprouve le besoin de se livrer lui-même à la justice, elle tend à son mari la lettre d’Alvarez. Dumont n’y comprend rien d’abord, mais bientôt la pâleur, les sanglots, les cris de la malheureuse prosternée à ses pieds lui disent tout. Il apprend aussi que la petite Jeanne n’est pas à lui. Exprimer la stupeur, les combats intimes, les soubresauts de sentimens contraires dans cette âme bouleversée, c’est là le triomphe du comédien. L’auteur donne une situation, le comédien fait la musique. « Eh bien ! que faites-vous ici, madame ?… partez donc, partez !… Non, restez ! je le veux. » Il s’est calmé, il se possède, il va remplir son devoir de justicier. Son plan est bientôt fait, car il y a des heures dans la vie où le cerveau travaille avec une rapidité foudroyante. Il s’agit d’abord de sauver la dignité du foyer, de sauver l’enfant innocent. Il fait venir Alvarez, il le démasque, et le traîne dans sa honte. « À ma place, sans doute, vous rendriez un duel inévitable ; mais, si je vous tuais, où serait l’expiation ? si vous me tuiez, où serait la justice ? » Non, la justice aura son cours ; Alvarez est condamné au déshonneur, Alvarez reprendra aujourd’hui même les fonds à l’aide desquels il a sauvé son ami ; Dumont sera ruiné, et le monde croira que l’indigne ami, n’ayant pu suborner une honnête femme, s’est vengé de ses dédains en réduisant une famille à la misère. « Mais c’est une infamie que vous exigez de moi ! — En êtes-vous donc à les compter ? » Quant à Mathilde, elle reprendra sa dot et se retirera auprès de sa mère, n’ayant pas le courage d’accepter une vie de privations à côté de l’homme qui lui a donné son nom. Ainsi l’ordonne le mari outragé. Il condamne Mathilde à l’ingratitude, comme Alvarez à l’infamie. « Et si je refuse ? s’écrie ce dernier. — Vous savez, reprend le banquier, que je n’ai jamais manqué à ma parole. Si vous refusez de faire l’un ou l’autre ce que j’ai le droit d’ordonner à tous les deux, je jure que dans un instant je me fais sauter la cervelle. Une lettre jointe à mon testament fera connaître la cause de ma résolution. » La sentence prononcée, les condamnés s’éloignent : Alvarez va consommer son infamie dans la crainte d’une infamie plus grande encore ; Mathilde s’enfuit en sanglotant de la maison désolée. Le père reste seul, seul avec la petite Jeanne, avec l’enfant de l’adultère, qu’il s’est accoutumé à considérer comme le sien propre, et dont l’innocente tendresse est désormais sa consolation unique. « Je la garde, dit-il ; moi seul, je puis l’élever et en faire une femme honnête. »

Telle est la substance du drame. Ne voit-on pas, d’après ce résumé impartial, tout ce qu’il a fallu d’habileté scénique, de précautions, de calculs, tout ce qu’il a fallu aussi d’adresse et d’entrain chez les acteurs pour faire accepter une situation si révoltante et si fausse ? Admirable logique, a-t-on dit ; le point de départ une fois donné, les événemens s’enchaînent, se précipitent, et toute résistance est broyée dans l’engrenage irrésistible. Avant d’admirer cette logique, protestons d’abord contre l’invention même. Lorsque Mathilde, au deuxième acte, a confessé à son mari l’énormité de sa faute, quand elle ajoute qu’elle n’avait point d’excuse, qu’elle n’aimait pas Alvarez, que c’est son mari qu’elle aimait tout en le trahissant chaque