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même, premier principe de toutes les choses visibles et invisibles. Au-dessus du Père, en qui demeure encore cette sorte de dualité que suppose l’acte générateur, le brahmane conçoit l’Être absolu et l’Unité suprême. Je n’examine pas s’il a tort ou raison, si sa théorie est plus scientifique que celle de nos théologiens ; mais dans la pratique et à la première vue il paraît l’emporter sur le missionnaire, puisque ce dernier, l’ayant suivi jusqu’à un certain point de la discussion, tout d’un coup s’arrête et paraît incapable d’atteindre le dernier terme de la théorie. Or c’est précisément cette conception suprême du Brahmâ neutre qui est depuis plusieurs mille ans le fondement de la théologie indienne ; c’est au-dessous d’elle que sont venus se coordonner tous les dogmes secondaires, celui des personnes divines et de la mâyâ, celui des incarnations, des dieux inférieurs ou anges, des saints et des personnages divins, celui des univers se succédant dans des conditions toujours renouvelées, mais contenant toujours la même somme de vie et d’intelligence, celui de la transmigration, celui de l’institution primordiale du saint sacrifice, de l’origine divine du Vêda et des lois de Manou, des castes et de toutes les institutions religieuses, politiques ou sociales. Tout cela forme un ensemble d’une compacité sans exemple, qui laisse loin derrière lui l’organisation mosaïque du peuple hébreu. Toute tentative dirigée sur un point quelconque de cet ensemble est restée vaine jusqu’à nos jours et le sera aussi longtemps que la théorie du Brahmâ neutre demeurera intacte, car cette théorie est la clé de voûte de tout l’édifice, et la force s’en communique à toutes les parties.

Je devais entrer dans ces détails un peu abstraits pour montrer comment la résistance de l’Inde à l’influence religieuse de l’Occident ne tient pas, comme on se l’imagine, à la persistance naturelle des superstitions, mais à une cause d’autant plus sérieuse que le génie brahmanique s’est montré plus profond et depuis plus longtemps. L’Inde aryenne a cessé d’exister politiquement depuis plus de huit siècles ; mais elle n’a pas cessé d’être contemplative et théologienne. C’est sur le terrain de la haute théologie qu’il faut porter le débat, si l’on veut parvenir à un résultat quelconque ; mais il est douteux que l’on obtienne des brahmanes la renonciation à une théorie si forte et autour de laquelle gravitent toutes leurs idées et toutes leurs institutions. Peut-être faudra-t-il que les apôtres du christianisme aux Indes consentent à une fusion entre les deux doctrines, admettent comme identiques les points de dogme qui de part et d’autre offrent ces ressemblances que nous venons, d’indiquer, fassent de Dieu le père, non un égal de Brahmâ, mais une seule et même personne avec lui, et reconnaissent théoriquement la suprématie absolue du principe neutre. Toutefois, si une telle fu-