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soient capables d’accomplir sept cents fois par an ce trajet d’un ennui mortel. Ils y trouvent, il est vrai, plusieurs compensations : d’abord celle d’une promenade hygiénique qui les délasse de huit heures d’immobilité forcée, puis l’avantage d’une vie en famille plus agréable et moins coûteuse que sur l’aride et brûlant rocher de Massouah, où l’eau seule coûte par jour, dans une maison aisée, 4 et 5 piastres (de 80 cent, à 1 fr.). Leur seule dépense pour se rendre sur la terre ferme, le prix du passage en bac, n’a rien d’ailleurs de bien ruineux pour ces commerçans économes : elle est de 5 paras par tête (3 centimes). La bourgade de Monkoullo, si chère aux négocians de Massouah, relève directement du gouvernement ou kaïmakamie de cette ville ; elle paie en conséquence un impôt assez lourd et subit une petite garnison d’Albanais à la solde du kaïmakan. Ces hommes au teint bronzé, mal vêtus, et dont la rencontre au tournant des collines à l’heure de l’acham[1] n’est pas toujours rassurante, sont pourtant ici chargés de représenter l’administration de l’impôt ; mais il ne faut point attendre d’eux la protection que doit toute police bien faite à l’administré. Ils n’ont, par exemple, jamais pris le souci de rechercher les auteurs des meurtres et des incendies qui désolent ce canton. J’ai vu, quatre soirées de suite, le feu dévorer une vingtaine de maisons de Monkoullo. L’Albanais profite même souvent de ces désastres pour entraîner à l’écart quelques femmes en pleurs et les dépouiller des bijoux d’or et d’argent qu’elles portent au nez, au cou et aux poignets.

Le bourg de Monkoullo n’offre, comme on le voit, à un Européen qu’assez peu de distractions. La chasse y est fort maigre et se réduit à quelques lièvres faméliques et à des gazelles de cette fine et jolie espèce que les Bédouins appellent, je ne sais pourquoi, beni-israël. J’aurais aimé, si j’en avais eu le loisir, à me faire raconter les chroniques du désert par les gens du lieu, population mixte venue de tous les cantons voisins et présentant assez fidèlement le type bédouin un peu adouci par une existence sédentaire. C’est une race laborieuse, active, et sachant « gagner sa vie. » Les hommes s’enfoncent à plusieurs heures de marche dans l’intérieur des terres pour chercher le long des torrens un peu de fourrage et de bois mort qu’ils revendent aux Massouanis ; les jeunes filles, de dix à seize ans, chargent sur leurs épaules une outre pleine de l’excellente eau de Monkoullo et vont la vendre à la ville, voyage pénible de 12 à 14 kilomètres, aller et retour, qui leur rapporte une piastre, à peine vingt centimes. Cette fatigue quotidienne n’altère ni leur bonne humeur, ni leur gentillesse native ; elles sont presque toutes fort jolies, petites, bien faites, avec de grands yeux d’un

  1. Prière du soir.