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fatiguée par les sables, les eaux limpides du Mahbar. Plus loin, des hauteurs abruptes et le torrent rétréci avertissent le voyageur qu’on approche de la ligne de faîte qui sépare le bassin du Lebqa du pays des Bogos ; C’est ainsi que nous franchîmes successivement les cirques, sévères et charmans d’aspect, où sont les puits de Kotba et de Cogay. Ces lieux boisés sont fréquentés par les lions, et deux soirs de suite le roi de la khala vint nous donner d’assez chaudes alertes, tournant autour de nos mules, que ce voisinage suspect plongeait, dans des terreurs frénétiques. Le dénoûment était toujours invariablement le même : les hommes de garde poussaient quelques cris, et le lion s’en allait lentement, la tête basse, rugir à cinquante pas plus loin. Le lion nubien est l’égal, comme taille, comme vigueur et courage, du lion classique de l’Atlas : il est heureux pour les pasteurs qu’il n’ait pas le sentiment de sa force, car rien ne tiendrait devant lui. Il ne m’est jamais apparu que comme un maraudeur, et-les bestiaux mêmes n’en ont pas toujours peur. On voyait à Kassala, il y a six ou huit ans, un bon vieux bœuf qui avait décousu le plus beau lion de l’oasis en combat singulier. Un coup de griffe à l’épaule avait rendu le brave ruminant invalide. Son maître, qui était riche et assez sentimental, n’avait pas eu le cœur de l’abattre et le conservait pieusement à l’étable ; un de ses admirateurs avait même poussé la sympathie jusqu’à lui passer à la corne un mince bracelet d’or.

A trois heures du puits de Cogay, à l’origine même du torrent, nous prîmes un sentier qui nous mena en pente douce au col de Massalit, d’où nous pûmes contempler à notre aise la plaine splendide où l’Aïnsaba coule dans un cirque ovale de cinq à huit lieues de diamètre. Quand je dis qu’il coule, j’abuse un peu d’un terme géographique, car cette belle rivière n’a d’eaux courantes que pendant les trois mois des pluies estivales. Elle commence au sud sur le plateau abyssin, tombe, au bout de quatre ou cinq heures, dans une faille abrupte, d’où elle s’échappe à travers de basses montagnes pour venir fertiliser le bassin ovale dont j’ai parlé. La végétation variée, touffue, désordonnée, qui couvre ses rives, a quelque chose de tropical par son abondance non moins que par l’insalubrité qu’elle dégage quand les pluies ont cessé. Aussi les Bogos et les Bedjouk, qui exploitent cette plaine, ne partagent point les illusions agricoles qu’elle a inspirées à quelques touristes de passage, et évitent non-seulement de cultiver, mais même de camper trop près du lit fiévreux de l’Aïnsaba. Ils y amènent volontiers leur bétail le jour, mais la nuit ils cèdent la place aux lions et aux hyènes.

Nous coupâmes la plaine en diagonale, et, franchissant le très pittoresque défilé de Tsabab, formé par les monts Ghelindi et Ras-Harmadz (la Tête-de-Buffle), entre les flancs boisés desquels passe