Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/767

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guère qu’épier les jeunes garçons qui gardent les troupeaux, les petites filles qui vont ramasser le bois mort ; ils ont ordinairement sous la main des chevaux ou des chameaux, grâce auxquels ils regagnent bien vite leur tribu. Ils vont de là aux bazars de Kassala ou de Souakin, où ils réussissent d’autant plus aisément à placer leur marchandise que la race bogos est remarquablement belle de formes, souple et intelligente. Un crime de ce genre avait été commis à Keren peu avant mon arrivée. A dix minutes du village, entre deux énormes montagnes, s’ouvre un grand ravin boisé nommé Incometri, véritable coupe-gorge souvent peuplé d’ombres suspectes. Quelques bandits beni-amers y avaient surpris un homme de Keren désarmé, accompagné de ses filles, toutes jeunes encore. Il pouvait fuir, mais l’une des petites filles n’eût pu le suivre ; il s’arrêta pour l’emporter dans ses bras, fut rejoint par les malfaiteurs et lâchement assassiné. Les orphelines furent emmenées et vendues dans le Barka ; elles furent rachetées presque aussitôt par des passans qui avaient retrouvé leur trace.

Mon retour de Keren à Massouah se fit par la route que j’ai déjà décrite, et ne présenta aucun incident qui mérite d’être raconté. Le voyage dont je viens de résumer les souvenirs a donc été ; en somme, assez rapide ; mais il ne faut pas croire qu’il ne m’ait laissé dans la mémoire qu’une impression fugitive. On se trompe chez nous sur le caractère et le genre de vie des populations qui habitent cette partie de l’Afrique. On les range parmi les sociétés primitives, et on leur applique volontiers les conclusions absolues des théoriciens qui, sans être sortis de l’Europe, raisonnent à perte de vue sur la question des races. Pour les uns, l’homme primitif est le demi-dieu figuré aux métopes du Parthénon ; pour les autres, c’est le singe grêle et ventru qui usurpe le nom d’homme au fond de l’Australie. Les Bogos ne représentent ni l’innocence de l’âge d’or ni la dégradation ou la sauvagerie dès peuples barbares. Leur nature est très vivace et très sympathique ; comme le pays qu’ils habitent, ils ont une sorte de noblesse native et originale qu’il est impossible de méconnaître. Déjà d’ailleurs la civilisation occidentale a pénétré dans ces régions, où l’on commence à prononcer avec sympathie le nom de la France. Bientôt cette civilisation fera disparaître les rugosités qui, là comme partout ailleurs, déparent les grandeurs propres à la vie barbare. Après avoir vu, sur ce théâtre lointain et obscur, ce que peut, dans une région presque inconnue de l’Afrique, l’influence française, j’ai l’espoir qu’elle ne cessera pas de s’y étendre et de s’y affermir.


GUILLAUME LEJEAN.