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Laurent de Médicis ? Nulle part mieux qu’ici M. Ingres n’a usé du don qu’il a reçu, et qu’aucun peintre avant lui n’avait possédé au même degré, de s’assimiler tous les exemples du passé, d’en ressusciter toutes les formes, comme s’il avait coudoyé les hommes dont il retrace les images et vu de ses yeux ce que son imagination devine.

Jamais non plus cet instinct de la vérité historique ne s’était concilié sous la main du maître avec une docilité plus sincère aux enseignemens directs de la nature. Telle petite tête rappelant par la fermeté et la délicatesse des contours l’exécution d’un camée a reçu, dans le modelé intérieur, certains accens de vie, certaines touches décisives, qui laissent la réalité se faire jour et palpiter sous la correction idéale des apparences. Telle figure, solennelle au premier aspect comme une statue antique, est pourvue dans les détails d’une grâce simple, vraisemblable, presque familière, qui anime cette majesté en l’assouplissant et définit un individu là où quelque talent moins franc ou moins sagace se serait contenté de reproduire une fois de plus les formules consacrées d’un type. Que l’on examine par exemple, entre bien d’autres dignes d’admiration au même titre, deux figures, Aspasie et Anacréon, qui n’existaient pas dans le tableau primitif, ou le groupe, si heureusement développé dans la composition nouvelle, que forment les trois tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide. Quoi de plus noble, mais aussi quoi de moins académique que cette jeune femme enveloppée de draperies dont l’immobilité sans caprice, sans inconséquence pour ainsi dire, semble se souvenir du mouvement qui a précédé et faire pressentir le mouvement qui ya suivre ? Et dans ce vieillard souriant de sa défaite, sous le poids encore léger pour ses épaules des tourmens que lui infligé l’Amour, dans chacun de ces trois poètes au torse nu comme celui d’un dieu de l’Olympe, mais d’une nudité tout humaine par la flexibilité des muscles ou les dépressions que l’âge y a creusées, ne verra-t-on qu’une pure imitation de la statuaire, qu’une contrefaçon érudite des monumens anciens ? Non, indépendamment de certaines beautés renouvelées des traditions de l’art grec, il y a là quelque chose d’imprévu, de pris sur le vif, de personnellement trouvé ; il y a là l’expression d’une véracité sans peur, aussi bien que l’empreinte d’un goût et d’un savoir dus à une longue familiarité avec les grands modèles.

Ce mélange de science profonde et de bonne foi est, au reste, ce qui caractérise en général la manière de M. Ingres ; c’est ce qui en constitue le mérite supérieur et la principale originalité. Avant le peintre de l’Œdipe, de Romulus vainqueur d’Acron, de Virgile lisant l’Enéide, et de tant d’autres scènes du même ordre où l’antique est comme rajeuni par des traits hardis de vérité, les maîtres appartenant à notre école avaient ou sacrifié les enseignemens de la nature à l’étude absolue de l’antiquité ou défiguré l’antiquité en essayant d’en accommoder les souvenirs aux exigences de l’art moderne. Le grand Poussin lui-même, malgré sa raison souveraine,