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Breuil, où il garda le lit pendant quinze jours. Ses forces revenues, il remonta deux fois encore à l’assaut, mais en vain ; ses muscles lacérés le trahirent, et il partit en se promettant de revenir l’année suivante. Je passai au Breuil peu de temps après son départ, et j’y lus sur le livre des étrangers une sorte de testament ainsi conçu : « Je laisse ici ma tente et tous mes appareils à la disposition du voyageur anglais qui voudra tenter l’ascension du Matterhorn. »

M. Tyndall avait amené avec lui deux guides en qui il avait pleine confiance, l’un, Benen, qu’il considérait comme le plus brave cœur et le plus vigoureux jarret des Alpes bernoises, son compagnon du Weisshorn, et un autre nommé Walters, qui était digne de lui servir de second. Il prit au Breuil, comme porteurs, deux chasseurs de chamois du nom de Carrel. La tente de M. Whymper, déjà dressée à une très respectable hauteur, était à la disposition de M. Tyndall. Le vainqueur du Weisshorn partit donc avec ses quatre compagnons par une belle journée du mois d’août 1863 pour aller rejoindre le lieu du bivac. Le Cervin se relie au contre-fort des Alpes valaisanes qui borde le val Tournanche du côté de l’ouest, où il forme le nœud de soulèvement au point de jonction ; mais la ligne de faîte aux abords du pic se creuse en une formidable brèche. C’est par là qu’ils abordèrent la montagne. Ils franchirent prudemment le couloir glacé où M. Whymper avait failli se tuer et atteignirent l’arête qui dessine l’angle de la pyramide. Ils étaient obligés de la suivre sans jamais la quitter à cause des pierres qui, détachées des parois plus élevées, descendaient bondissant et sifflant avec la vitesse furieuse et redoutable d’un boulet de canon.

Ils arrivèrent au bivac vers le coucher du soleil. L’un des porteurs, Garrel, qui avait servi dans les bersaglieri de l’armée italienne, bâtit avec des pierres détachées une sorte de plate-forme pour y établir la tente, car l’arête était si aiguë qu’elle n’offrait pas un mètre carré qui fût de plain-pied. Bientôt le brouillard, ce mortel ennemi des grimpeurs de montagnes, s’éleva du fond de la vallée, suspendant à tous les promontoires ses draperies humides. Par momens le vent les déchirait en lambeaux, les uns montant verticalement vers le zénith, d’autres emportés horizontalement vers le passage du Théodule. Parfois des courans contraires se disputaient ces nuages tourmentés et les roulaient en immenses spirales blanches. Des trouées s’y ouvraient alors, à travers lesquelles on voyait les pâturages du Breuil dorés par les derniers rayons du soleil. La nuit fut paisible ; le silence n’était troublé que par le retentissement des pierres et des rochers qui. descendaient le couloir voisin avec le bruit d’une salve d’artillerie. La chute de ces fragmens annonçait que les élémens continuaient sur le Cervin leur œuvre éter