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IV

Rien ne montre mieux la situation extraordinaire de Zermatt que la difficulté d’en sortir, à moins de retourner sur ses pas en descendant la Visp. On sort de presque toutes les vallées de la Suisse en franchissant des passages de 6,000 à 7,000 pieds, comme le col de Balme ou celui du Bonhomme, par lesquels on peut descendre dans la vallée de Chamounix. Ici le passage le plus bas, celui de Saint-Théodule, va à 10,322 pieds. Les autres sont bien plus hauts et plus difficiles. Pour aller à Macugnaga, il faut passer par le Weissthor (la Porte-Blanche), le col le plus élevé de l’Europe, à 11,138 pieds, c’est-à-dire à près de 800 pieds plus haut que le fameux col du Géant, dans le massif du Mont-Blanc. Veut-on gagner la vallée parallèle de Saas, on doit prendre par l’Adler-Pass (le Col des Aigles), en montant par le magnifique et dangereux glacier de Findelen, où a péri le capitaine van Groote d’une mort si tragique[1]. Le col de Zinal, qui conduit dans le val d’Anniviers, exige encore plus de vigueur et d’adresse, car à un certain endroit il faut grimper à une corde à nœuds pour gagner une corniche qui surplombe, et ailleurs on doit s’accrocher à une chaîne de fer fixée dans le rocher pour franchir une paroi perpendiculaire. En 1862, voulant aller en Italie, nous nous décidâmes pour le Théodule, le plus remarquable de tous ces cols, parce qu’il passe entre l’incomparable obélisque du Cervin et la masse splendide du Breithorn. Nous avions pris un porteur du val Tournanche et un guide de Chamounix rentrant chez lui. Ce guide s’appelait Payot ; je n’ai jamais vu d’homme d’une apparence aussi robuste : il était trapu

  1. L’accident qui coûta la vie à Edouard van Groote, officier de la marine russe, dont on voit la tombe à côté de la petite église de Zermatt, indique bien la nature des périls que présentent les glaciers. Pour atteindre l’Adler-Pass, il s’était engagé sur le glacier de Findelen. Comme ce glacier est très crevassé, il s’était attaché à une corde dont ses deux guides tenaient chacun une extrémité. Au moment où il passait sur une crevasse cachée par la neige, celle-ci céda sous son poids, et il fut lancé dans l’abîme. La corde, sans doute trop vieille, se coupa des deux côtés sur le tranchant des glaces, et le malheureux tomba dans la fente à près de quatre-vingts pieds de profondeur. Il n’était pas mort, il n’avait même aucun membre brisé, mais son corps était fortement serré entre les parois de la crevasse, et il avait la tête en bas. Il expliqua très bien sa position à l’un des guides, tandis que l’autre allait aux chalets de Findelen chercher du secours. Quatre heures après, quand on arriva, il vivait encore ; il allait être sauvé. On attacha les cordes les unes aux autres, on les laissa filer au fond de la crevasse : hélas ! elles n’arrivaient pas jusqu’à l’infortuné ; toujours de plus en plus pressé dans sa tombe de glace. Il fallut descendre jusqu’à Zermatt pour avoir des cordes plus longues ; mais on revint trop tard. La compression, le sang accumulé au cerveau et le froid avaient achevé cet homme vigoureux, qui se vit ainsi mourir d’une mort horrible après s’être cru déjà rendu à la vie et à la lumière.