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en anglais une expression intraduisible qui seule peut bien peindre Sterne : knowing ? It is a knowing imp ; c’est un petit nain qui en sait trop long. Il se flattait le jour où, pour justifier ses écrits du reproche d’indécence, il montrait un enfant nu qui se roulait sur un tapis en disant : « Voici l’image de mon livre. » Son génie ne fut jamais un enfant nu ; un enfant en chemise, à la bonne heure !

C’est en l’année 1760 que Tristram Shandy vint au monde, ou, pour parler plus exactement, c’est en cette année que mistress Shandy, prise des douleurs de l’enfantement, se mit au lit en attendant que le fidèle Obadiah eût amené l’accoucheur Slop, car il ne parut d’abord que deux petits volumes, et à la fin du deuxième Tristram n’était pas encore né. Les autres volumes se succédèrent par couples, d’année en année, jusqu’à la mort de l’auteur, qui laissa ce livre à l’état de fragment, aussi bien que le Voyage sentimental, dont la première partie seule a été achevée. Nous ne savons rien des raisons qui poussèrent Sterne à sortir d’un repos qu’il avait gardé jusqu’à l’âge de cinquante ans. Jamais on n’avait aperçu en lui aucune vanité d’auteur, ni aucune démangeaison d’écrire ; seulement, aux approches de Tristram, il s’était révélé subitement comme écrivain satirique, non pas, il est vrai, à l’Angleterre et au monde, mais à son comté, par un pamphlet assez vif dirigé contre un certain docteur Topham à propos d’une querelle de sacristie. Peut-être éprouva-t-il tout simplement le besoin de verser sur le papier les impressions de ses lectures, les rêveries de ses solitudes, les observations morales de tout genre qu’un esprit aussi bien doué n’avait pas manqué d’amasser pendant ces vingt longues années. Le Tristram Shandy en effet porte bien ce caractère de fouillis qui résulte d’un encombrement de richesses diverses, et on peut vraiment dire qu’il ressemble à une chambre mal faite et dans laquelle on ne peut mettre de l’ordre à cause du grand nombre d’objets qui s’y sont accumulés. Peut-être cependant la vraie raison qui le porta à écrire n’a-t-elle jamais été dite ni même aperçue de personne. Il est très probable qu’au moment où il entreprit Tristram Shandy, la célébrité lui était devenue nécessaire, et qu’il sentait le besoin d’avoir des ailes pour échapper à son comté d’York et s’envoler dans le vaste monde. Si personne ne soupçonnait encore que Sterne contenait un écrivain, chacun savait depuis longtemps qu’il contenait un bel esprit, et un bel esprit des plus railleurs, des plus mordans et des plus imprudens. Il est évident que pendant ces vingt années Sterne avait travaillé, sans trop en avoir conscience, à s’assembler une armée considérable d’ennemis par ses malices et ses bons mots, et qu’un matin en se réveillant il se vit cerné et traqué par leurs bandes furieuses. On n’a peut-être jamais