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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/126

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REVUE DES DEUX MONDES.

thousiasme n’entend pas la véracité comme le bon sens vulgaire ; il ne croit pas assujetti aux règles scrupuleuses de probité littéraire qui sont le propre des siècles de critique et de réflexion. Persuadé de la vérité supérieure des inspirations de sa conscience, le prophète ne se fait pas scrupule d’appeler à son appui ce que l’homme de sens rassis appelle fourberie et imposture. Près de quarante ans s’étaient écoulés depuis la mort de l’abbé de Flore ; ses livres, tenus secrets et cachés au fond des cellules de quelques moines[1], n’étaient connus que d’un petit nombre d’adeptes ; sa personne, entourée de reflets légendaires, son caractère de prophète déjà universellement accepté, la croyance où l’on était qu’il avait reçu du Saint-Esprit une inspiration spéciale pour prédire les destinées de l’église, en faisaient un excellent patron pour la doctrine que l’on voulait établir, et dont les germes se trouvaient réellement en ses écrits. On mit le patriarche de Flore en rapport avec le mouvement nouveau ; on lui fit prédire l’apparition de deux ordres destinés à changer la face de la chrétienté[2]. Sa légende fut calquée sur celle de saint François. La grande autorité de saint François venait des stigmates, qui l’assimilaient au Christ : Joachim eut aussi ses stigmates. Comme François, il allait nu-pieds ; comme lui, il confondait la nature et les animaux dans un amour universel. Joachim devint ainsi tantôt le précurseur de François d’Assise, tantôt le fondateur d’une foi nouvelle, supérieure à celle de l’église catholique, destinée à la remplacer et à durer éternellement. On lui donna pour précurseur à lui-même un certain Cyrille, ermite du Mont-Carmel, prophète comme lui, et dont les oracles portaient un singulier caractère d’illuminisme et de hardiesse. Ses écrits, soit authentiques, soit apocryphes, furent aux yeux de la petite église une sorte de révélation. Bien moins enlacés que les dominicains dans les liens de la théologie scolastique et parfois à peine chrétiens, les franciscains eurent en fait de spéculations mystiques, comme en fait de science et de poésie, une liberté d’allure qu’on chercherait vainement au moyen âge en dehors de leur institut.

  1. «… Libri Joachitici, qui a majoribus nostris usque ad hæc tempora romanserunt intacti, utpote latitantes apud quosdam religiosos in angulis et antris, doctoribus indiscussi. » (Concile d’Arles, Labbe,. t. XIV, col. 241.)
  2. Salimbene, p. 118,123-124,338,389,403. Une tradition fort accréditée parmi les chroniqueurs des ordres mendians voulait même que Joachim eût fait peindre, dans l’église Saint-Marc de Venise, saint François et saint Dominique dans le costume que l’iconographie chrétienne leur a depuis consacré. L’opinion qui voit dans les mosaïques de saint Marc tirées de l’Apocalypse la représentation figurée des idées de Joachim n’est guère moins invraisemblable. Ce qu’il y a de curieux, c’est que plus tard les jésuites voulurent aussi avoir été prédits par Joachim. V. Acta SS. Maii, t. VII, p. 141-142.