Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
131
L’ÉVANGILE ÉTERNEL.

A Paris, n’eut home, ne feme
Au parvis devant Nostre-Dame
Qui lors avoir ne le péust
A transcrire, s’il li pléust…
L’université qui lors ière
Endormie, leva la chière,
Du bruit du livre s’esveilla,
Ains s’arma pour aller encontre.
Quand el vit cet horrible monstre…
Mais cil qui là le livre mirent
Saillirent sus et le reprirent…[1]

Le coup qui frappa l’Évangile éternel ne pouvait manquer d’atteindre les apôtres de la nouvelle doctrine. Bien que Jean de Parme eût eu la sagesse de rester dans l’ombre et qu’il se fût gardé, on peut le croire du moins, des exagérations de ses propres partisans, son zèle pour l’observation de la règle, sa sévérité contre les membres tièdes lui avaient fait de puissans ennemis qui saisirent cette occasion pour le perdre. Un chapitre général tenu à l’Ara Cœli en février 1256 souleva contre lui les accusations les plus graves. On l’accusait de préférer la doctrine de Joachim à la foi catholique, et d’avoir pour amis intimes Léonard et Gérard, joachimites déclarés. Il fut forcé d’abdiquer le généralat. Un parti intermédiaire se forma entre la portion relâchée de l’ordre et la partie rigoriste : le mysticisme orthodoxe et réglé l’emporta en la personne de saint Bonaventure. Le premier soin du nouveau général fut de faire juger son prédécesseur et ses deux affidés Léonard et Gérard. Ces deux moines furent condamnés aux fers, au pain de la tribulation et à l’eau de l’angoisse, c’est-à-dire à l’horreur d’une prison souterraine où nul ne devait les visiter. Gérard y mourut sans vouloir renoncer à ses espérances[2]. On le priva de la sépulture ecclésiastique ; ses os furent enterrés dans le coin du jardin réservé aux ordures.

Quant à Jean, les sympathies que lui avait values son noble caractère et surtout l’amitié personnelle du nouveau général adoucirent sa disgrâce. Il obtint de choisir le lieu de sa retraite et opta pour le petit couvent de la Greccia, près de Rieti. Là il vécut trente-deux ans dans une solitude profonde. Il garda ses opinions joachimites sans qu’on l’inquiétât. Deux papes songèrent même, dit-on, à le faire cardinal ; les plus grands personnages de la cour de Rome venaient s’édifier près de lui[3]. Vers 1289, il rentra un moment

  1. Roman de la Rose, vers 11994 et suiv., de l’édition de Méon.
  2. Salimbene, p. 102,103,233. Selon une autre version, Gérard fut délivré de prison par saint Bonaventure dix-huit ans après, et Léonard y mourut. — Fleury, Hist. eccl. livre LXXXIV, n° 27. Salimbene ne parle pas de Léonard.
  3. Salimbene, p. 131,133,317.