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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/266

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REVUE DES DEUX MONDES.

cer ses belles mains en plongeant les vases dans la rigole d’eau courante qui traversait sa vaste cuisine.

Alors Jean se mit à parler d’elle, à vanter son courage, son dévouement, ses vertus domestiques. Il s’attendrit, et, prenant en amitié celui qui se trouvait à ses côtés, il embrassa Sixte à plusieurs reprises en lui disant : — Si je venais à mourir, je veux que tu ne te décourages pas du passé, et que tu persuades à Fclicie de te prendre pour mari. Tu l’aimes toujours, je le sais, je le vois, et toi seul es digne d’elle. Jure-moi que tu la rendras heureuse ! Quand on se sépara, Jean était encore plus surexcité, et, oubliant ce qu’il avait dit à Sixte More, il me dit absolument les mêmes choses, me recommandant de ne jamais quitter sa sœur et voulant me faire jurer de l’épouser. L’idée de la mort, écartée dans la première joie de la réunion, était revenue fixe et redoutable dans l’ivresse.

Jean était habituellement sobre. Je ne le vis donc pas sans inquiétude continuer à boire et à s’étourdir les jours suivans, comme si, se croyant condamné à une fin prochaine, il voulait l’oublier et noyer dans le vin ses idées noires.

Félicie s’en inquiéta aussi. Elle essaya de l’arrêter, elle s’y prit mal, elle échoua. Je fus plus habile ou plus heureux, je rattachai Jean à sa chère idée, et il reprit avec entrain les travaux de l’île Morgeron. Nous y étions de nos personnes et de nos bras depuis quelques jours, quand un orage gonfla le torrent et nous amena les premières terres que le brisement de la roche nous permettait enfin d’attendre et de recueillir. À ce premier succès, Jean devint comme fou d’orgueil et de joie. Il parla de dresser une tente sur son nouveau domaine aussitôt que le soleil aurait séché le sol, et d’y donner une fête à tous les habitans riches et pauvres de la contrée ; mais tout à coup, jetant sa pioche avec une sorte d’égarement :

— À quoi bon, s’écria-t-il, avoir pris tant de peine et tant combattu pour ne pas jouir du triomphe ?

Félicie, qui était présente, s’effraya, et me demanda vivement l’explication de ce désespoir subit. Je dus lui avouer que depuis quelque temps une idée sombre poursuivait son pauvre frère. Elle s’en alarma beaucoup. — Je ne crois pas aux pressentimens, me dit-elle ; mais j’ai toujours pensé que mon frère avait trop d’imagination, trop d’ardeur dans ses projets, et qu’il pourrait bien devenir fou. Voilà pourquoi je crains tant pour lui l’excitation du vin et des repas. Que faire pour le distraire de tout cela ? Si nous lui parlons de se reposer du travail et de voyager pour changer d’idée, il ne nous écoutera pas. Tâchez donc d’imaginer quelque chose, car moi je ne sais plus… Quand je le retiens et le contredis, je l’irrite ; quand