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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/398

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REVUE DES DEUX MONDES.

de mes arbres qu’il ne me suffit pas de les posséder en nature, je veux avoir leur portrait.

Je dessinais donc, sans penser à mal, lorsque tout à coup, entre mon modèle et moi est venu se placer un grand corps de cinq pieds dix pouces. Je lève le nez ; c’était l’Anglais, ce bellâtre que je t’ai dit, Apollon travesti en juge de Westminster.

Il se tenait planté devant moi, immobile, et je t’assure que son chapeau ne bougeait non plus sur sa tête. Quand il m’eut bien examiné :

— Vous êtes, je pense, me dit-il, M. Lucien Valmont. Moi, je suis M. Adams, baronnet d’Angleterre, votre voisin et votre ennemi. Je viens vous demander, monsieur, à quel prix il vous plairait me céder votre jolie petite châtaigneraie.

Je les regardai un instant, son chapeau et lui : — Monsieur, dis-je, ma jolie petite châtaigneraie n’est pas à vendre.

— Je vous demande pardon, j’ai pris des informations…

— Je suis votre serviteur, mais on vous a mal informé.

Et je me remis à dessiner. Je dois lui rendre cette justice, qu’il eut un moment d’embarras ; mais il prit bien vite son parti, s’assit à côté de moi, ajusta son lorgnon sur son œil, examina mon croquis d’un air capable, et me complimenta sur mon joli petit talent. Après quoi il me dit :

— Vous avez tort, je suis très bien informé, et si vous voulez bien m’écouter, je me charge de vous prouver que votre petite châtaigneraie est à vendre.

— Allez, lui dis-je, je suis curieux de vous entendre.

— Et d’abord votre châtaigneraie me plaît ; j’ai décidé que je m’en passerais l’envie. Je dois vous dire que je suis bilieux en diable, et que j’ai toujours aimé à faire ma volonté.

— Grand bien vous fasse ! interrompis-je en riant ; mais de mon côté je suis têtu comme une mule.

— Laissez-moi parler. Il est absurde que cette châtaigneraie soit à vous. Je ne veux pas vous humilier : pauvreté n’est pas vice ; mais j’ai appris que vous êtes un pauvre diable, et les pauvres diables ne doivent jamais acheter de la terre. Vous avez un préjugé, monsieur ; les préjugés sont une peste, il vaudrait mieux que vous eussiez la fièvre quarte. Vous vous êtes imaginé qu’en devenant propriétaire vous seriez quelque chose. Vous n’êtes pas de votre temps. Autrefois toute la richesse résidait dans le sol ; nos pères avaient la sottise de n’estimer que les biens immeubles. Aujourd’hui les idées ont bien changé ; nous ne disons plus : Res mobilis, res vilis. La res mobilis est fort en faveur ; les puissans du siècle lui font les yeux doux ; c’est elle qui rapporte les gros intérêts, sans parler des dividendes, et pour juger des hommes on ne regarde plus au pa-