Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/40

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
36
REVUE DES DEUX MONDES.

pour couvrir l’ambition personnelle et faire passer un vice pour une vertu. Pourtant… ne vous fâchez pas contre moi, monsieur Sylvestre ! je suis sûre que vous êtes sincère, vous ! vous croyez à ce que vous dites, vous avez le cœur grand, vous avez besoin d’aimer, et peut-être n’avez-vous rencontré personne qui fût digne de votre amitié : alors vous vous êtes mis à aimer tout le monde. Je voudrais être comme vous, cela me ferait oublier que tout le monde est injuste et mauvais ; mais je ne peux pas perdre la mémoire, c’est pourquoi je ne m’attache qu’à ceux à qui je me dois, et je les aime en égoïste, en oubliant pour eux tout le reste et moi-même : c’est ma manière d’aimer. Je sais qu’elle ne vaut rien, mais vous ferez un grand miracle, si vous me changez.

En février, les eaux furent terribles, elles entassèrent une montagne de pierres en amont de la presqu’île ; mais notre barrage ne céda pas, et les galets s’écoulèrent de côté sans couvrir notre terrain. Dans sa joie, Jean me dit : — Savez-vous, monsieur Sylvestre, qu’il est temps de régler nos affaires. Vous allez me dire quelle part vous voulez dans mes bénéfices, et comme il n’est pas juste que vous les attendiez, je suis prêt à vous faire l’avance que vous voudrez.

— Vous ferez, lui dis-je, quatre parts de vos bénéfices, les deux plus fortes pour votre sœur et vous, les deux plus faibles pour Tonino et moi. Réglez cela en temps et lieu comme vous l’entendrez, et ne m’avancez rien. Payez-moi seulement mon travail à la semaine comme vous avez fait jusqu’ici.

— Mais il m’en coûte, reprit-il, de payer un homme tel que vous à la semaine, comme un manœuvre, et de penser que vous n’avez pas devant vous de quoi vous passer la moindre fantaisie.

— Le fait est que c’est honteux pour vous, Jean, dit Félicie, qui nous écoutait. J’en rougis, moi, et si j’osais…

— Je n’ai pas de fantaisies, repris-je, et vous prévenez tous mes besoins. Je vis chez vous comme un prince, — bonne chère, bon logis, bon feu, une propreté délicieuse. J’ai de quoi m’habiller pour l’hiver, mon linge est entretenu ; je crois que, si nous comptions, je vous redevrais. Laissons cette question d’argent, elle me désoblige. Il n’en fut plus question, et nous reprîmes nos travaux avec ardeur au printemps.

Ayant taillé de la besogne à Jean et à sa brigade d’ouvriers, je montai à la Quille, et je m’y installai dans le chalet abandonné de Zemmi, qui avait assez bien résisté aux outrages de l’hiver. Tonino d’ailleurs m’aida à le consolider, Félicie voulut y porter elle-même tout ce qui pouvait en rendre l’habitation supportable, et je m’y logeai pour une quinzaine, afin de surveiller la fonte des neiges, la