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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/409

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LE GRAND ŒUVRE.

vitude ; après sa mort, les fureurs d’une femme, l’altier génie d’une autre, des Stuarts infatués de droit divin, une tête qui tombe, plus de lois, l’universelle confusion, et, plus redoutable encore pour la liberté, l’épée victorieuse d’un soldat-tribun ; puis un retour soudain de fortune, des exilés — qui n’avaient rien appris — rentrant en triomphe ; des soumissions, des empressemens, des adulations sans exemple, suivies de l’usurpation d’un étranger au génie sombre qui licencie de mauvaise grâce ses gardes hollandaises et ne subit la liberté que par politique ; enfin, quand la médiocrité ou l’imbécillité de ses princes sert de gage à la nation et que leurs entreprises ne sont plus à craindre, le parlement succédant aux prétentions de la couronne, affectant l’omnipotence ; la parole, la plume, les consciences gênées par les rigueurs des juges et la barbarie des peines, le pilori, des déportations, des livres brûlés de la main du bourreau, le règne d’une oligarchie qui envie à Venise et l’impuissance de ses doges et l’asservissement de son peuple, et l’inviolable mystère des affaires d’état, et peut-être son Pont-des-Soupirs, oligarchie ombrageuse et hautaine, violente et corrompue, à laquelle il faudra arracher une à une toutes ces garanties qui sont les sûretés et l’honneur des sociétés modernes,… tant de dangers, tant d’aventures, tant de fortunes diverses, la liberté anglaise a tout surmonté, tout vaincu. Par quel secret ? Suis-je un mystique, Paul ? Je crois que chaque peuple a sa destinée parce que chaque peuple a son caractère.

Ne mettons pas l’homme hors de la nature, c’est-à-dire hors la loi. La langue nous le défend, elle proclame qu’il est une nature humaine, d’où il suit que le monde des esprits, comme l’univers physique, est soumis à des règles fixes et certaines. Le roseau pensant a l’avantage de pouvoir connaître les lois dont il dépend ; mais son éternelle illusion est de se figurer qu’il dispose de la rose des vents et qu’il s’incline du côté qu’il lui plaît. Pour se défaire de cette illusion, il faut considérer non plus les individus, que leur caprice semble mener, mais une multitude assemblée dans une action commune. C’est alors que, tous mettant en commun ce qui appartient à tous, la nature se montre, et qu’on voit ce grand corps agir par une impulsion irréfléchie qui a la soudaineté et la fatalité de l’instinct ; au parfait concert de tous les mouvemens, on dirait des abeilles ou des castors. Seulement les castors sont toujours architectes et la géométrie des abeilles ne se dément jamais ; dans l’homme, la vie de l’instinct est intermittente. Il pense : c’est dire qu’en quelque sorte l’univers habite en lui, qu’il a le don d’être à la fois ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, qu’il possède dans son esprit toutes les formes, tous les types, voire toutes les chimères, et