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Le souvenir d’une grande destinée qu’il entrevoit à travers une légende. Vraiment, si je devais opter entre une société troublée par les rêves du génie et une autre fort tranquille où chaque jour ressemblerait à la veille, où toutes les têtes seraient de niveau, où chacun jouirait avec délices de la liberté d’être médiocre, je crois que mon choix serait bientôt fait. J’ai vu sur les côtes de l’Océan des bancs d’huîtres ; j’ai senti leur bonheur, je ne l’ai pas envié.

Et puis s’il est prouvé que le génie est funeste, comment nous y prendrons-nous pour nous défaire de ce forban ? Faudra-t-il le tenir sous clé, le déporter dans une île, lui crever les yeux ? Étoufferons-nous dans leurs langes les enfans qui semblent promettre et sur le front desquels brille une lueur suspecte ? Ce serait digne de Sparte ; mais, Sparte, où es-tu ? Les grands moyens nous répugnent… Ami Paul, prenons garde qu’à vouloir rapetisser ce qui est grand, on risque de ne rapetisser que soi-même. Ne nous donnons pas le ridicule de ces maîtres d’école dont parle un philosophe, qui passent leur vie à déclamer contre les folles ambitions d’Alexandre ; aux vices du conquérant de l’Asie, ils opposent avec complaisance leur propre modération, la sagesse de leurs désirs, et ils en donnent pour preuve qu’ils n’ont jamais gagné la bataille d’Arbelles ni détrôné Darius. Ces dénigreurs de renommées, ces aboyeurs à la lune, Homère déjà les connaissait et leur a donné un nom : ils s’appellent Thersite. Frère, ne déroge pas ; tu es de ceux qui sont nés pour bâtonner Thersite.

Donne-moi la main, marchons droit au fantôme ; il s’évanouira. Suppose un peuple heureux et paisible qui fait une halte à l’une des étapes de son voyage à travers le temps, une société encore jeune et déjà mûre, qui a trouvé son assiette, où les lois et les mœurs sont d’accord, où les abus même ne blessent personne, parce qu’ils concourent au bien public. Je reconnais que dans cet état de prospérité, de contentement général, le génie politique est un hors-d’œuvre. À quoi servirait-il ? Aussi ne prend-il guère ce moment pour venir au monde, ou, s’il s’est trompé d’heure, ses ambitions sont condamnées d’avance ; tous ses efforts se briseront contre la puissance des souvenirs, contre des habitudes qui plaisent, contre des institutions qui ont toute leur sève ; les choses seront plus fortes que lui. Puisse la nature, prenant pitié de sa détresse, lui enseigner à changer de métier ! Et souhaitons que, renonçant à gouverner des hommes qui se gouvernent eux-mêmes, il mette ses rêves en musique ou en bâtisse une épopée. Les époques faites pour les grands hommes sont les commencemens des sociétés, alors qu’il s’agit de débrouiller un chaos ; ce sont aussi ces heures troubles où, après avoir épuisé une phase de son histoire, un peuple ne voit plus clair