Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/439

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
435
LES SEPT CROIX-DE-VIE.

rien n’aurait changé dans le cœur de la jeune femme, et que pour lui il ne devait rien espérer de plus qu’autrefois, ni de sa douceur, ni de sa pitié.

Dès lors pourquoi vivre ? à quoi bon traîner plus longtemps sa lâcheté vagabonde ? Que lui servait d’attendre la mort du marquis avec cette impatience dont il se reprochait parfois la cruauté ? Était-il donc si curieux de voir le spectacle de cette fidélité pardelà le tombeau ? Il se mit à parcourir la chambre à grands pas.

— À quoi bon ? répétait-il. Puis il vint s’asseoir sous le manteau de la cheminée, à la place favorite de sa vieille hôtesse, et remuant machinalement du bout du pied les cendres froides : — Pourquoi vivre ? disait-il ; pourquoi ? — La lampe s’éteignit, l’obscurité remplit la chambre. Après toutes les émotions de cette longue et douloureuse journée, Lesneven était bien las. Ces ténèbres profondes, le vent qui le berçait en s’engouffrant dans la cheminée, appesantirent bientôt ses paupières. Déjà les rêves le gagnaient. — Si elle m’avait aimé ! murmura-t-il, et il soupira longuement ; puis d’autres images bien différentes s’agitèrent dans son âme troublée. Il rêvait du marquis maintenant. — Elle le guérira ! cria-t-il.

Le fils de l’hôtesse, qui entrait dans cette salle, à la pointe de l’aube, l’entendit, et pensant qu’il s’agissait du marquis de Croix-de-Vie, car il était encore tout plein de la conversation du soir : — Dieu vous entende ! répondit-il en passant. — Lesneven se réveilla en sursaut. Le fils de l’hôtesse, chemin faisant, réfléchissait. Il ne comprenait pas bien pourquoi Lesneven s’intéressait à la guérison du marquis au point d’en rêver tout haut. Il s’en allait donc sous le vent et la pluie, remontant la rue du village, avec de grands mouvemens d’épaules, comme il en avait toutes les fois qu’il pensait à l’ancien garde-général. Le sentiment que celui-ci lui inspirait était un extraordinaire mélange de surprise, de défiance et de pitié. Le jeune chouan n’était pas encore bien loin de sa maison lorsqu’il entendit un bruit de pas, et, se retournant, il aperçut ou devina plutôt dans l’ombre grise du matin Lesneven, qui, suivant aussi la rue, mais dans la direction opposée, descendait vers la Sèvre. Il regarda le ciel noir, tendit l’oreille vers l’ouest dans la direction de la futaie d’où sortait une rumeur sourde, confuse, traversée par momens d’un fracas semblable à celui de la foudre lointaine, et levant les épaules de plus belle : — Holà ! cria-t-il, n’allez point dans le bois, les chênes s’écroulent.

— Elle le guérira ! murmurait Lesneven, marchant toujours vers la Sèvre. Je lui ai dit il y a quatre mois auprès des charmilles : C’est le marquis que vous aimez, c’est lui qui doit vivre. — Mais je ne verrai point cela.