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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/47

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LE DERNIER AMOUR.

vers des gens qu’on idolâtre et à faire naître en eux, malgré eux quelquefois, le mal funeste de l’égoïsme. Si votre frère est un peu fou, croyez bien qu’il y a de votre faute, et si Tonino est excelleM, c’est que vous n’avez pu l’empêcher de l’être. Quant à moi, j^ai été un peu comme vous, j’ai gâté, j’ai corrompu par conséquent les objets de mon affection, et quand j’ai voulu réparer le mal, il était trop tard. J’avais manqué de prévoyance, j’ai manqué d’ascendant. L’homme qui s’attacherait à vous avec l’espoir d’adoucir les aspérités de votre caractère arriverait peut-être trop tard et ne ferait que vous exaspérer. Estimeriez-vous un homme assez peu sérieux pour vouloir vous posséder au prix de son repos et du vôtre ?

— Vous parlez de repos à quelqu’un qui ne sait pas ce que c’est. Depuis que je suis au monde, je ne me suis pas reposée une heure.

— C’est le tort que vous avez eu. Que l’on ne repose pas son corps, c’est bon quand il ne l’exige pas ; mais il faut reposer son esprit et son cœur dans un lit de vérité et dans un bain de charité. Sans cela, on devient fou, et les fous sont toujours nuisibles.

— Ainsi j’avais raison en commençant ? On ne peut pas m’aimer parce que je ne suis pas aimable ?

— Pourquoi vous cacherais-je la vérité, puisqu’elle est utile ? Rendez-vous aimable et connaissez enfin le bonheur d’être aimée.

— Pourtant il y a ce pauvre Tonino qui m’aime telle que je suis, vous lavez dit !

— Je le répète, mais il vous aime avec son instinct, et vous ne lui en tenez pas compte, puisque vous voilà désolée.

— C’est vrai, il me faudrait quelque chose de plus que l’amitié d’un bon chien. L’affection que j’ai rêvée jadis était plus complète et plus élevée que cela. J’y ai renoncé, voyant que je ne pouvais pas l’inspirer.

— N’y renoncez pas, modifiez-vous.

— Est-ce qu’on le peut ?

— À coup sûr, quand on est persuadé qu’il le faut.

— Je le suis à présent. J’essaierai.

Elle s’éloigna, et je l’eus bientôt perdue de vue dans les versans de la descente. Un quart d’heure après, comme je tournais l’angle du glacier, je la vis à une grande distance au-dessous de moi entre deux rochers dont elle se croyait sans doute abritée contre tous les regards. Elle était appuyée contre un de ces rocs perpendiculaires dans une attitude de rêverie ou de découragement. Son costume rouge et blanc tranchait vivement sur le fond verdâtre, et le mouvement de sa personne délicate avait une grâce touchante ; mais