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à moi ? Je vous ai averti, j’ai fait mon devoir après tout, car c’est à vous que revenait le soin de punir Tonino. Vous ne le voulez pas ? Eh bien ! je le punirai peut-être, moi, un jour ou l’autre : il me tombera sous la main, et je l’écraserai comme une mauvaise bête, car voilà dix ans que je souffre de ses intrigues, et je suis à bout de patience. C’est lui qui a empêché Félicie de m’écouter, et c’est lui qui me fait rougir à présent de l’avoir tant aimée ! Allez, allez, monsieur le mari, fermez les yeux, bouchez vos oreilles et dormez tranquille ; moi, je veillerai pour mon compte.

11 ne me laissa plus lui répondre et s’éloigna hors de lui. Sa colère ne m’avait guère troublé, je le savais vaniteux et susceptible ; je ne le croyais jaloux que par amour-propre, je connaissais son aversion pour Tonino, avec qui il avait eu récemment des discussions d’intérêt. J’avais si bien chassé mes soupçons et vaincu le passé que je me dirigeai d’un pas et d’un cœur tranquilles vers le lieu qu’il m’avait assez vaguement indiqué.

C’était à une certaine distance de l’habitation et dans une petite gorge dont le sol appartenait précisément à la famille Sixte More. La roche, très abrupte, se fendillait à pic le long du sentier ; il n’y avait par là aucune grotte, aucun enfoncement pouvant servir de cachette ou seulement d’abri pour se reposer. En suivant ce sentier de chèvres, je fis le tour du massif ; il était absolument désert. Je pensai que Sixte avait rêvé ou qu’il avait voulu se moquer de moi. Je connaissais mal la localité ; j’y avais passé maintes fois, je ne m’y étais jamais arrêté. Je montai doucement une pente gazonnée oi^i je crus voir quelques traces de pas ; ces traces, déjà douteuses, disparurent entièrement. Je ne cherchais plus personne, l’endroit était beau, je gagnai le sommet du massif, et j’y cueillis quelques fleurs assez rares qui poussaient là. Je pensai à Tonino, qui m’aimait ardemment, à Félicie, que je me promis bien de ne pas troubler du dépit insensé de Sixte More. Je pensai aussi à moi pour me demander si j’étais digne du bonheur que je goûtais. Je ne pouvais pas me reprocher de l’avoir conquis avec insolence et de m’être réjoui du dépit des autres. J’éprouvais cette sorte de mélancolie des gens modestes dans leurs ambitions, qui demanderaient volontiers pardon aux hommes et à Dieu d’avoir quelque sagesse silencieuse et quelque humble prospérité.

Tout à coup je vis Félicie au bas du rocher, tournant avec rapidité le sentier qui s’enfonçait dans un bois de mélèzes. Elle ne fit que paraître et disparaître ; mais c’était bien elle, et sa marche ressemblait à une course furtive. Le cœur me battit bien fort. Je m’en fis reproche, je me levai pour la rejoindre. Je n’osai l’appeler, Sixte More pouvait être quelque part aux aguets et me croire jaloux. Je me rassis sans bruit, et, supposant que j’étais observé, je