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LE DERNIER AMOUR.

anges gardiens. Chère femme patiente et tendre, tu m’as sauvé de moi-même ! Grâce à toi, je serai un homme de bien, comme celui à qui tu as dévoué ta vie ! Aime-moi comme je t’adore…

Ici finissait ce recueil sans dates, mais rangé en ordre et par chiffres.

C’était le premier acte du drame qui m’enveloppait. Il ne m’apprenait que ce que j’avais pressenti dès le début, ce que Félicie m’avait laissé entrevoir, sans oser compléter ses confidences. En s’attachant au sens littéral de ces écritures spontanées, il n’y avait point de torts directs envers moi. Tonino pouvait se dire emporté par une passion aveugle qu’il avait vaincue et qu’il abjurait à mes pieds. Félicie pouvait se dire qu’elle avait triomphé du danger après s’y être exposée pour sauver ma vie, et que son amour pour moi n’avait pas été obscurci un seul instant dans son âme. Voilà pourquoi elle m’avait légué ces preuves de son innocence.

Mais pour qui analyse et approfondit, il n’est point de vraie chasteté dans certaines épreuves, et entre ce que j’avais supposé des vagues et timides désirs de Tonino et la passion sensuelle qu’il avait osé tant de fois déclarer et dépeindre je découvrais un abîme. Cette passion datait de son enfance. Félicie avait eu à la réprimer et à la combattre durant de longues années, elle l’avait redoutée et ménagée, elle en avait eu peur, non-seulement pour moi, mais pour elle-même. Une de ces lettres admettait clairement la possibilité d’y succomber, et à travers des réprimandes et des menaces d’une puérilité presque risible elle trahissait le trouble des sens et l’effroi de la chute. Ce n’est pas ainsi qu’une femme de cœur et de bien arrive à se faire respecter. Elle doit savoir se préserver et n’avoir jamais besoin de se défendre. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’avoir reçu une éducation recherchée pour repousser l’amour qui offense ou déplaît. L’instinct et la sincérité suffisent. Une paysanne ne sait pas dire de ces mots qui glacent et répriment ; elle frappe de ses poings et de ses sabots celui dont elle ne veut pas faire son ami. Félicie n’avait été ni la robuste virago qui échappe au baiser par une gourmade sérieuse, ni la femme pudique à qui l’on n’exprime pas deux fois des désirs outrageans. La fièvre de Tonino s’était allumée en elle depuis longtemps déjà quand elle m’avait aimé d’une affection plus digne et plus morale, mais déjà souillée par des appétits secrets d’une âpreté invincible et fatale. Jusque-là pourtant je n’avais pas le droit de m’indigner. Je souffrais et je rougissais de ce partage des sens, mais j’avais déjà, devant quelques aveux de Félicie, subi cette rougeur et cette souffrance. Pourquoi n’avais-je pas poussé plus avant l’examen de sa situation et de son caractère ? J’avais craint de l’outrager, je l’avais trop respectée. En la voyant inquiète et blessée, j’avais accepté des ré-