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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/570

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REVUE DES DEUX MONDES.

c’est la part de ta femme que je veux… À ce prix, je changerai de rôle avec elle ; elle sera ta maîtresse, ton aventure, ta distraction i’urtive… Je sais maintenant l’amertume et l’indignation de cette position-là, je la lui laisserai sans jalousie ; j’aime mieux avoir à la plaindre qu’à l’envier. Voilà ce que je veux, tu m’entends ? Tu viendras, sous le prétexte que tu voudras, demeurer chez moi, et tu iras la voir de temps en temps. Elle y consentira. Tu lui parleras le langage qui m’a séduite, elle se croira adorée, elle croira triompher de moi, et c’est moi qui rirai d’elle !

— Très bien, reprit Tonino avec ironie. Voilà qui est très bien arrangé ! Et Sylvestre, qu’est-ce que nous en ferons ?

— Ah ! ne me parle pas de lui, vois-tu, ou je monte sur ce rocher et je me jette en bas.

— Tu vois bien qu’il t’est plus cher que la vie, plus cher que moi, et que ce serait à moi d’être jaloux ?…

— Et tu ne l’es plus ! C’est facile à voir à présent. Eh bien ! moi…

— Toi, tu es jalouse par amour-propre ; mais de l’affection, tu n’en as jamais eu pour moi.

— C’est possible. Pas plus que toi pour moi ! Qui sait ? C’est le vice qui nous a réunis, rien de plus !

— Tu dis des paroles atroces.

— C’est le fait qui est atroce ! Allons, va-t’en ! Je comprends mon sort. Je réparerai ma faute. J’aimerai mon mari, je t’oublierai.

Elle voulait s’éloigner, il la retint. Certes il était rassasié et fatigué d’elle, et il eût rompu avec empressement, si un intérêt sordide n’eût couvé sous cette passion sensuelle. Il fit sans doute un grand effort pour secouer la lassitude de son esprit et l’épuisement de son cœur. Il lui parla avec ce mélange d’éloquence et de prosaïsme qui lui était propre, et dont mon récit ne peut se permettre de vous rendre les charmes et les platitudes. J’en retranche autant que possible les côtés cyniques, les mots enfiévrés, tantôt exaltés, tantôt choquans, toujours dangereux ou avilissans pour la femme qui les écoute ou qui les accepte. Sans doute il étudiait dans la rougeur ou dans la pâleur de Félicie l’effet irritant ou adoucissant de son argumentation hachée, absurde, tantôt révoltante, tantôt spécieuse.

La conclusion de cet entretien qui devait dénouer la situation et qui la renoua plus étroitement fut qu’il fallait patienter et attendre. Attendre… quoi ? La réponse était fatale. Il fallait espérer ma mort et celle de Vanina. J’étais encore jeune et bien constitué, mais je m’exposais souvent dans les glaciers ; il ne fallait qu’une petite pierre, une brindille, moins que cela, une distraction d’une seconde pour me faire glisser et disparaître. Je bravais d’ailleurs mille autres périls journaliers ; j’étais très humain et aussi très