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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/608

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telligence ; mais il lui fallait bien remplir les devoirs de sa charge, et puis jamais deux hommes ne se convinrent moins que le grand poète et le grand philosophe. L’un était un ardent adorateur et l’autre presque un contempteur de la nature. L’austère prédicateur de la volonté libre était tout le contraire d’un spinoziste, et l’ami de Lessing ne dissimulait pas son penchant pour la doctrine du philosophe hébreu. Fichte ne savait pas un mot de physique, et n’attachait d’importance qu’à la haute psychologie et à la morale. Goethe embrassait le domaine entier des sciences, surtout des sciences physiques et naturelles, et il ne semblait porter qu’un médiocre intérêt aux grandes causes qui agitaient l’humanité. A cette vaste, puissante et calme intelligence, Fichte préférait de beaucoup les aspirations libérales, l’âme émue et passionnée de Schiller. Il était lui-même, ainsi que Schiller à cette époque de sa vie, une sorte de marquis de Posa[1], enthousiaste de tout ce qui avait un air de justice et de grandeur. Ses leçons étaient pleines d’un souffle généreux qui des lèvres du professeur passait -dans le cœur du jeune auditoire. Le héros de l’idéalisme considérait son excellence M. le ministre de l’instruction publique comme un sublime indifférent, né pour le culte des arts, mais incapable de ressentir les saintes flammes de la vertu et du patriotisme. Et Goethe de son côté était tenté de prendre l’auteur de la Science de la science pour un esprit étroit, un puritain ignorant et fanatique dont l’enseignement n’était guère propre à inspirer à la jeunesse ce goût de l’harmonie et de la mesure en toutes choses où lui-même plaçait la perfection de la culture humaine. Il ne put donc obtenir de l’inflexible stoïcien d’adoucir un peu ses principes, de faire à ses ennemis et à la paix les concessions nécessaires, et Fichte dut aller porter ailleurs, dans la capitale de la Prusse, ce viril et ardent génie qui lui donna tant d’ascendant sur la jeunesse allemande, quand vinrent les grandes luttes de 1813 et 1814, où lui-même paya de sa personne et perdit la vie en prenant soin des blessés et des malades accumulés dans les hôpitaux de Berlin.

Pendant que M. Schelling régnait en quelque sorte à Iéna après le départ de Fichte, un de ses compatriotes et amis, M. Hegel, était venu le trouver et s’établir à côté de lui, suivant ses cours, partageant ses idées, marchant dans la même direction. Depuis on sait si le disciple s’est séparé du maître, au moins pour la forme et la méthode; mais il est bien digne de remarque qu’Iéna ait possédé et l’inventeur du système et celui qui a prétendu l’avoir porté à sa perfection. Enfin, pour que rien ne manque à l’honneur de l’université d’Iéna, quand la philosophie de la nature, après avoir

  1. Un des personnages de Don Carlos.