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ait du style et de la sincérité dans cette petite ferronnerie, vous l’assurez, et je suis trop poli pour en douter; mais en plein XIXe siècle nous avons autre chose à faire que de nous amuser à de tels colifichets. Ce sont là des enfantillages indignes d’hommes sérieux. Qu’est-ce que la civilisation? La prise de possession du globe par l’homme, et nous ne serons tout à fait civilisés que lorsque nous ferons venir de tous les coins du monde tout ce qui peut servir aux besoins de notre corps et de notre esprit. Éprouvez tout, a dit l’Évangile, et retenez ce qui est bon. Il faut convenir qu’à cet égard nous avons déjà fait quelques progrès : ainsi, pour le plus modeste de nos repas, nous mettons le monde entier à contribution. Notre thé nous vient de la Chine, notre café des Antilles, notre poivre de Cayenne, notre cannelle de Java, notre sucre des Indes et d’Amérique. Ce n’est encore qu’un commencement : dans un état de civilisation plus avancé, on ne se contentera plus de faire venir de par-delà l’Océan des balles de coton et des sacs de café; mais l’Anglais, le Français s’approprieront à l’envi tout ce qu’il y a de bon dans tous les pays du monde, et nos arrière-petits-fils feront l’acquisition de certains sentimens qui croissent au Japon, de certaines idées qui jusqu’aujourd’hui n’ont habité que le cerveau des Chinois, de certains plaisirs dont les Thibétains seuls se sont avisés, de certaines habitudes qui sont restées propres aux sauvages, lesquels nous ont déjà donné le tabac et ont peut-être d’autres bonnes choses à nous communiquer. Dans ce temps-là, les missionnaires ne seront plus chargés de porter des cargaisons d’idées chez les Hottentots et les Iroquois; bien au contraire, ils nous rapporteront un choix de pensées iroquoises et de sentimens hottentots, dont nous ferons notre profit, et les âmes seront des serres chaudes où fleuriront toute espèce de plantes exotiques. Il suffira pour cela que deux ou trois hommes de bonne et forte volonté donnent l’exemple; tous les moutons de Panurge sauteront le fossé. Voilà l’avenir que je rêve, et vous m’accorderez que, s’il se réalise, les hommes auront des occupations plus utiles que celle de mettre un peu de leur âme dans une petite grille.

— Que dites-vous de ces futuritions? me demanda Armand en riant. Et qu’en pense votre chère raison?

— Ma chère raison, lui dis-je, n’a peur de rien. Tout lui sert, tout lui profite. Elle a besoin d’hommes comme vous et d’hommes tels que M. Adams. Sans le vouloir et sans le savoir, le moyen âge a travaillé pour elle, et, fous ou sages, nous faisons tous ses affaires, car fous ou sages, par grand bonheur, nous faisons tous une œuvre qui nous trompe. Les alchimistes cherchaient de l’or; ils ont trouvé la science, qui vaut mieux que l’or. Je crois au grand œuvre.