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roman se compose d’observations, on pourrait dire que ce sont les philosophes qui ont le moins d’aptitude à ce genre, et les femmes qui en ont le plus.

Quelle que soit la cause du fait littéraire qui se présente à nous, il n’y a pas moins de quatorze femmes parmi les vingt romanciers de quelque nom qui ont défrayé la fertile période de 1789 à 1814. Trois au moins ont survécu. Anne Radcliffe et miss Edgeworth ont laissé une réputation européenne. Leurs inventions n’étaient pas purement locales : les terreurs fantasmagoriques de l’une, les livres d’éducation de l’autre, ont servi à leurs romans de pavillon neutre pour passer le détroit. Pourquoi miss Austen, qui a fait les seuls chefs-d’œuvre de cette période féminine, est-elle si peu connue en France? Ses peintures sont tout anglaises; elles n’ont pu forcer le blocus continental qui arrêtait les écrits aussi bien que les marchandises. Trois noms de femme, voilà tout ce que le roman peut citer dans un temps qui comptait une légion brillante de poètes.

Il y a donc une hiérarchie des genres au sein même de la liberté littéraire dont nos voisins se sont toujours piqués, comme il y a une hiérarchie des rangs au sein de leur liberté politique. Le roman est demeuré le puîné de la poésie, et ni Byron, ni Wordsworth, ni Tennyson, n’ont imité l’exemple de Goethe, qui a fait quatre ou cinq romans; mais à ce puîné déshérité, tombé même en quenouille, Walter Scott a donné un beau blason. Il l’a certainement agrandi et mis au niveau de la poésie et de l’histoire. La progression même des œuvres de Scott marque les degrés successifs de dignité que le poète donnait à son enfant d’adoption. Il débuta par le milieu du XVIIIe siècle : Waverley, ou l’Ecosse il y a soixante ans, tel était le premier titre de cette merveilleuse série. De là, de proche en proche et de siècle en siècle, idéalisant toujours un peu plus ses récits dans le lointain des temps, il remonta jusqu’à Ivanhoe, le dixième de ses romans et son œuvre capitale sinon la plus populaire.

Après Walter Scott, le roman ne pouvait que descendre et revenir à son rang naturel, qui n’est pas celui de l’épopée. M. David Masson, que nous avons suivi assez fidèlement dans l’analyse qui précède, ne nous fournit pas de classification courte et précise pour tout ce qui vient après. Sa division du roman contemporain en treize classes appartient à la statistique plutôt qu’à la critique littéraire. C’est une méthode écossaise de généralisation lente et circonspecte; mais nous la préférons à la triade de M. Bulwer Lytton, qui divise les romans en familiers, pittoresques et intellectuels. A moins d’être dans le secret de l’avenir, on n’a pas de ces vues rigoureuses d’ensemble sur le présent. Attendez qu’il soit devenu le passé, pour le voir d’une certaine distance et vous en faire une idée nette. L’évo-