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capitales de l’Europe. » Dans cette réunion, on a fait du reste consciencieusement la besogne de l’avenir ; en quelques instans, on a procédé à l’abolition des armées permanentes, de la propriété, de l’héritage, de la liberté de l’industrie, du capital, après quoi on s’est retiré dans un enthousiasme indescriptible, avec la satisfaction d’avoir sauvé l’humanité.

Rien de plus curieux en ce moment que cette propagande révolutionnaire qui se promène d’une ville à l’autre au-delà du Rhin. Malheureusement ou heureusement la démocratie socialiste allemande ressemble en un point à la démocratie socialiste française : elle est travaillée de dissensions profondes, elle est livrée à toute sorte de guerres intestines. Le « mouvement lassallien, » comme on l’appelle, est arrivé aujourd’hui à une période de crise aiguë et à coup sûr fort bruyante, l’empire d’Alexandre se disloque, « l’union générale allemande des ouvriers démocrates » se morcelle en toute sorte d’unions fragmentaires, dont chacune représente, on le comprend, l’humanité future. Partout où se forme un camp de démagogie il y a nécessairement un dictateur, et le dictateur depuis quelque temps en Allemagne, l’héritier de l’agitateur Lassalle, c’était M. Schweitzer, docteur déguisé en ouvrier, qui a entrepris d’opposer le vrai socialisme, le socialisme autoritaire, au libéial et intelligent mouvement des associations coopératives, dont M. Schulze-Delitsch a été l’habile et heureux promoteur. M. Schweitzer était le chef reconnu de l’union ouvrière allemande. Or voici que maintenant M. Schweitzer trouve des révoltés dans son propre camp ; on s’insurge contre le docleur-ouvrier. L’autre jour, dans la ville de Halle, les dissidens réunis en assez grand nombre ont proclamé d’une voix unanime l’indignité, la déchéance du président de l’union ouvrière allemande, et ils ont nommé à sa place un démocrate plus pur, un député prussien, M. Fritz Mende, à qui ils ont transmis la dictature en le chargeant de « hâter l’avénement du collectivisme social. » À côté, un autre groupe s’est formé sous la direction de M. Bebel, un tourneur saxon, qui a eu pour ses opinions des démêlés avec la justice de Leipzig. Plus loin, à Augsbourg, troisième bande, troisième conclave, où paraît régner un socialiste de Munich, M. Franz, et où l’on ne veut « ni des faux agitateurs à la Schweitzer ni des faux orthodoxes à la Mende. » Bref, on se querelle, on s’injurie, on se dispute l’héritage de M. Schweitzer, et sait-on bien ce qu’on reproche à celui qu’on reconnaissait la veille comme le chef des agitateurs ? On l’accuse tout simplement d’être un faux frère, de n’être qu’un pédant aristocrate sous un faux air d’ouvrier et de socialiste ; on l’accuse sans autre forme de procès d’être en intelligence secrète avec M. de Bismarck, « d’être vendu à la réaction prussienne, » et, pour tout dire, d’être un vulgaire stipendié de haute police politique. « Cet homme, s’écriait-on l’autre jour à Augsbourg, est un intrigant ; il fait sous le manteau le jeu du gouvernement prussien. » Que d’agitateurs en Allemagne et en bien d’autres lieux jouent ce jeu-là sans y songer !