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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/225

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l’achèvent, mais pour reconstruire. Ainsi se fait et se défait un peu partout ce qu’on a ingénieusement appelé « la cristallisation du merveilleux. »

En Suisse, rien de pareil. La légende de Guillaume Tell et celle des trois Suisses ne sont pas reléguées dans les âges fabuleux ; la chronologie a commis l’imprudence de leur assigner une date précise, 1308. Or, à cette époque, Dante écrivait déjà la Divine Comédie. La Suisse, ou du moins les villes et les bourgades qui devaient composer un jour la confédération helvétique, n’étaient pas des pays ignorés et perdus. On n’était pas non plus en un temps de primitive ignorance où les souvenirs n’auraient pu vivre que par une transmission verbale de génération en génération. Il y avait des couvens, par conséquent des moines qui rédigeaient des chroniques. Il y avait des archives, par conséquent des chartes et des parchemins. Si donc en 1308 les hommes des états forestiers, des Waldstätten (on nommait ainsi les trois premiers cantons confédérés, Uri, Schwyz et Unterwalden) s’étaient comportés en héros, ils auraient trouvé sous leur main, chez eux ou non loin d’eux, des poètes pour chanter leur héroïsme, des lettrés pour l’écrire. Cela est si vrai que sept ans plus tard, en 1315, quand les hommes de Schwyz remportèrent au Morgarten une victoire qui les affranchit à jamais de l’Autriche, il y eut aussitôt trois chroniqueurs, Jean de Victring, Mathias de Neuenbourg et Jean de Winterthur, qui racontèrent la bataille, le dernier avec beaucoup de détails et avec une extrême précision ; aucun de ces chroniqueurs n’avait cependant entendu parler de Guillaume Tell ni des trois Suisses. Au moins, à défaut de chroniqueurs, se serait-il trouvé des poètes pour célébrer les hauts faits de ces héros ; mais on n’en trouve aucun, avant la seconde moitié du XVe siècle. D’ailleurs les bardes et les trouvères de la Suisse ne ressemblaient guère à ceux des autres pays. M. Louis Étienne a étudié en érudit et en artiste[1] ces rimeurs populaires qui ne se perdaient pas dans les brumes, mais qui, bourgeois ou artisans, celui-ci curé, celui-là garçon de ferme, celle-là vivandière, quelques-uns chanteurs ambulans et gueusant un pour-boire, étaient bien connus, disaient leurs noms, signaient leurs œuvres, et ne racontaient guère que ce qu’ils avaient vu. L’un était à Sempach, l’autre à Morat ; leurs lieder, plutôt complaintes que ballades, chantaient la bataille de Granson comme on a chanté de nos jours le procès de Fualdès. Ce n’est donc pas chez ces rapsodes d’occasion ou de profession qu’il faut chercher, de vagues renseignement sur les époques anté-littéraires. Ils n’ont célébré Guillaume Tell qu’après les chroniqueurs ; la première version du Tellenlied (nous le

  1. Voyez la Revue du 15 août 1868.