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demanda qu’on permît aux Gaulois d’arriver aux honneurs, sous prétexte que leurs aïeux, cinq siècles auparavant, avaient failli prendre le Capitole. Quand il fut question de faire exécuter ces cinq cents esclaves innocens qui avaient passé la nuit sous le même toit que leur maître assassiné, le peuple voulait l’empêcher, le sénat hésitait à le permettre ; ce fut le chef du parti conservateur, le jurisconsulte Cassius, qui fit décider qu’on obéirait à la loi, quoiqu’on la sût injuste. « En toute chose, dit-il, les anciens ont été mieux inspirés que nous, et toutes les fois qu’on change, c’est pour faire plus mal. » Tacite était assez de cette opinion ; il défendait volontiers les abus, il acceptait les préjugés, quand ils avaient la sanction du temps. On trouve rarement chez lui cette hauteur de pensée, cette générosité d’âme qui élevait Sénèque au-dessus des opinions du vulgaire, et l’a mis tant de fois sur le chemin de l’avenir. Le sang des gladiateurs, que Drusus voit couler avec trop de plaisir, c’est pour Tacite un sang vil, vili sanguine. Quand Tibère déporte en Sardaigne quatre mille affranchis destinés à y mourir de la fièvre, Tacite paraît être de l’avis de ceux qui trouvent que la perte est légère, vile damnum. Au lieu d’être attendri lorsque Néron brûle les chrétiens comme des flambeaux pour éclairer ses jardins, il dit froidement qu’après tout ils étaient coupables et qu’ils méritaient les derniers supplices, adversus sontes et novissima meritos. Ce prétendu révolutionnaire n’était en réalité que le moins hardi des conservateurs ; il appartenait en toute chose au parti de la sagesse et de la soumission ; c’est ce que prouve surtout la lecture de la Vie d’Agricola. On s’est beaucoup demandé, dans ces derniers temps, ce qu’il avait voulu faire en écrivant cet ouvrage ; est-ce une imitation de ces éloges funèbres qu’on prononçait sur le Forum ? est-ce une simple biographie, comme celle que Rusticus avait composée sur Thraséa et Sénécion sur Helvidius ? C’est, je crois, autre chose encore. Tacite, quand il l’écrivit, avait un dessein tout politique, et la mémoire d’Agricola fut surtout une occasion pour lui d’exposer ses sentimens. Il était arrivé à la mort de Domitien ce qui se produit d’ordinaire dans les réactions violentes. On fêtait les victimes du régime déchu ; parmi ceux qui se vantaient de l’avoir toujours détesté, il est probable qu’on faisait des catégories : il y avait les ennemis de la veille et ceux de l’avant-veille qui se disputaient aigrement la faveur publique ; mais les uns et les autres s’accordaient à poursuivre d’injures et de menaces tous ceux qui avaient servi le tyran. Tacite trouvait qu’on allait trop loin. Il lui semblait qu’on était injuste pour les gens qui dans ces temps dangereux avaient tâché de résoudre le plus honnêtement possible le difficile problème de vivre, et il ne croyait pas qu’on dût les appeler des lâches parce qu’ils